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persistent très longtemps. Que d’années et d’efforts il aurait fallu pour transformer les Irlandais en bons cultivateurs ! Qui d’ailleurs eût été alors en état de l’entreprendre ?

Le second moyen était plus simple : il consistait à débarrasser, à purger le sol de cette masse de malheureux qui le dévoraient, le ruinaient, sans y trouver de quoi vivre et souvent sans rien payer au propriétaire. Pour opérer ce « nettoyage, » ce clearing, il fallait recourir aux évictions, donner congé aux tenanciers, abattre les chaumières de ceux qui ne voulaient point partir, les empêcher de s’en reconstruire de nouvelles, puis mettre le sol en pâturage et y élever du bétail de choix pour le marché anglais. Une opération de ce genre, the clearing of an estate, avait été exécutée avec un plein succès en Écosse, de 1815 à 1820, sur les immenses domaines de la marquise de Stafford, dans le comté de Sutherland. Les 400,000 hectares qui formaient cet estate, grand comme tout un département, furent débarrassés des 15,000 habitans qui l’occupaient, puis convertis en un pâturage à moutons. M. de Sismondi, rien qu’en racontant les faits, souleva l’indignation des philanthropes d’Europe et d’Amérique ; mais M. de Lavergne est d’avis que les résultats de cette gigantesque éviction ont été favorables à la richesse de la contrée et au bien-être des highlanders. On tenta d’appliquer le même système en Irlande. — On ne réussit pas pour plusieurs raisons. D’abord l’opération, exécutée partiellement par différens propriétaires, ne pouvait être conduite avec autant d’ordre, de suite et d’humanité que l’avait fait M. Loch, l’agent de la marquise de Stafford ; en second lieu, les Irlandais opposèrent plus de résistance que les highlanders. Les whiteboys organisèrent leur tribunal secret, et tuèrent ceux qui ordonnaient les évictions ou qui y prêtaient la main. Enfin la population à expulser était infiniment plus nombreuse qu’en Écosse ; ce n’étaient plus des milliers, mais des millions d’habitans qu’il aurait fallu déplacer. En somme, la situation économique resta la même, il n’y eut que la haine des tenanciers contre les propriétaires qui augmenta. Quelques domaines furent nettoyés[1] ; mais sur la plupart le nombre des pauvres cultivateurs continua de s’accroître, et leur détresse devint plus épouvantable. En 1834, la population s’élevait à 7,943,840 âmes.

  1. Voici un exemple de ces clearances. Le marquis de Sligo possédait dans le comté de Mayo un énorme estate, qui s’étendait depuis Wesport jusqu’aux frontières du comté de Galway, sur une longueur de 12 lieues. Il en loua une partie, environ 5 lieues carrées, au capitaine Houston au prix de 45 centimes l’acre. Le capitaine parvint à débarrasser le district de tous les petits fermiers qui s’y trouvaient, et il le transforma en un immense pâturage où il élève des moutons et des bêtes à cornes de race écossaise, surveillés par des bergers écossais. On n’a jamais essayé de tuer M. Houston, mais plusieurs des Écossais qu’il emploie ont été tués ou blessés à coups de fusil.