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à se réformer. » Aujourd’hui les ouvriers qui se plaignent le plus hautement de l’insuffisance de leurs salaires sont précisément ceux qui sont le mieux payés, non les ouvriers de la campagne qui gagnent 1 franc par jour, mais ceux des usines qui en gagnent 4 ou 6. Tant que celui qui souffre considère sa condition comme sans remède, il la subit et se tait. L’excès même de ses maux l’accable et lui donne la résignation muette de la brute ; mais améliorez son sort, et qu’un autre avenir s’ouvre devant lui, aussitôt il se redresse, se plaint amèrement de sa destinée ; c’est précisément quand sa condition devient plus supportable qu’il ne veut plus la supporter. Voilà exactement ce qui s’est passé en Irlande.

Autre fait d’observation générale. Quand la situation sociale d’un pays renferme quelque vice capital, il est presque impossible d’y porter remède à moins d’un changement complet, parce que toutes les mesures prises pour diminuer les effets du mal ne font que les aggraver. M. Gladstone, dans le discours qu’il a prononcé en introduisant le land-bill au parlement, a montré comment la plupart des lois destinées à améliorer la condition des Irlandais ont eu pour résultat de l’empirer. — C’est comme si quelque mauvais génie avait empoisonné les fruits de nos plus généreux efforts, s’écriait l’éminent orateur. Nous voulons faire du bien, et nous faisons du mal. Chaque fois que pour secourir nos frères d’Irlande nous étendons la main, nous n’arrivons qu’à rendre leur condition plus précaire et plus misérable. En 1793, le parlement, par un acte réparateur, accorde aux catholiques le droit électoral. Il en résulte que les propriétaires, pour multiplier les électeurs, créent en grand nombre ces petites exploitations, ces freeholds de 40 shillings, qui donnaient le droit de vote. Ils préparent ainsi cette excessive subdivision de la terre qui aboutit à la famine de 1847. Pour mettre un terme au mal, l’act de 1829 modifie le cens doctoral : il s’ensuit que les propriétaires, n’y ayant plus d’intérêt, cessent d’accorder des baux (leases) à leurs locataires. En 1849, la loi décide que tous les biens trop hypothéqués (encumbered estates) seront vendus obligatoirement, afin que la propriété puisse arriver aux mains de ceux qui peuvent le mieux la faire valoir. — Excellente mesure, semble-t-il. Partout dans le royaume-uni et sur le continent on y applaudit. Hélas ! les acheteurs de ces biens, ne considérant que le revenu à en tirer, chassent les petits cultivateurs, augmentent leurs fermages, ou s’emparent des bâtimens qu’ils avaient construits sans contrat régulier. On facilite l’émigration ; c’est encore un bienfait, car la population, trop dense, ne trouve plus de quoi se nourrir ; mais si l’émigrant, qui désire chercher fortune dans l’autre hémisphère, bénit la main qui lui en fournit les moyens, l’Irlandais, attaché au sol natal par un indomptable instinct,