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pour les autres, ils s’aident volontiers, ils s’ingénient à se secourir mutuellement, et sans peine ils partagent entre eux le bien des pauvres, qu’ils regardent comme leur patrimoine particulier. Dans ces quartiers malsains et populeux, dans ces maisons surchargées d’habitans où l’air semble mesuré comme l’espace, dès qu’un malheur est signalé, chacun s’empresse d’accourir, apportant avec abnégation tout ce qu’il possède, son dernier vêtement, son dernier sou, parfois son dernier morceau de pain. Cette charité fraternelle pour des souffrances connues, car elles ont été partagées, leur vaut l’indulgence et la commisération de ceux qui ont mission d’apprécier leurs besoins. Et puis le moraliste ne doit-il pas se dire que ces malheureux sont bien souvent excusables de demander à l’ivresse l’oubli de leurs maux, et qu’une vie de privations pousse invariablement à la recherche de jouissances d’autant plus violentes qu’elles ne sont qu’accidentelles. C’est pour eux une façon de rétablir l’équilibre rompu, une sorte de vengeance contre les épreuves endurées.

Mais il est une catégorie d’indigens qu’il suffit d’approcher pour être profondément ému : c’est celle des filles-mères. Elles pullulent dans les rues de Paris, et sans les secours que leur distribue largement l’assistance on ne sait ce que deviendraient les malheureux petits êtres conçus dans une heure de débauche et mis au monde dans le coin d’un taudis mal famé. L’abandon moral de ces pauvres filles est tel, que, si on leur demandait quel est le père de leur enfant, la plupart pourraient faire la réponse restée célèbre : « C’est un monsieur que je ne connais pas. » La pitié et la raison d’état interviennent dans d’égales proportions pour engager à leur venir en aide. En effet, d’un côté il est impossible de n’être pas remué au spectacle de telles infortunes, qui, pour avoir été amenées par l’imprévoyance et l’inconduite, n’en sont pas moins réelles, saignantes, et pèseront sur toute une existence qu’elles empoisonnent à la source et font misérable pour toujours ; de l’autre, l’intérêt même de la population, toute morale mise à part, exige que ces enfans anonymes vivent, qu’ils soient élevés, qu’ils ne disparaissent pas avant d’être devenus des hommes. Il faut dans de pareilles circonstances se rappeler le mot horrible qu’une pauvre femme, accusée d’avoir étranglé sa fille au moment même de sa naissance, dit en pleine cour d’assises : « Et de l’argent ? L’infanticide, c’est l’économie des petits ménages ! » En outre la mère à laquelle on donne une layette, un secours, à laquelle on paie les mois de nourrice, coûte bien moins cher à l’assistance publique que l’enfant abandonné, recueilli, et que parfois il faudra garder jusqu’à l’âge de vingt et un ans[1]

  1. Le maximum des secours accordés à une accouchée, y compris la layette, les mois de nourrice, etc., est de 380 francs. Un enfant abandonné et recueilli par l’assistance publique élevé jusqu’à l’âge de douze ans, coûte au minimum, si c’est un garçon, 1,836 fr. 06 cent., si c’est une fille 1,170 fr. 42 cent.