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convaincu : Je crois que du vin de quinquina me ferait du bien. Dans ce cas-là, 95 fois sur 100 on a affaire à un ivrogne qui n’a plus de quoi boire. Cette drogue amère, dure aux lèvres, roche au palais, leur fait encore illusion ; c’est exécrable, mais ça leur paraît meilleur que de l’eau. J’ai eu la curiosité de goûter le vin de quinquina fabriqué à la pharmacie centrale de l’assistance publique : il n’est point préparé avec du vin de Madère, comme celui de Séguin, ni avec du vin de Malaga, comme celui de Bugeaud ; il est composé d’un alcoolat de quinquina mêlé à un gros vin du midi, qui lui donne plus de montant, mais ne lui ôte rien de son insupportable âcreté. La consommation qui s’en fait est telle, les indigens en réclament avec tant d’insistance, que l’année dernière, dans les seules maisons de secours, on en a distribué 35,221 litres. Il en est de même de l’alcool camphré, de cette drogue dont l’odeur seule est odieuse. Bien des gens se font des bosses et des contusions, prétendent qu’ils ont des douleurs dans les articulations, afin d’obtenir une fiole de ce liquide violent et brûlant comme du vitriol ; rentrés chez eux, ils le coupent avec de l’eau sucrée au caramel et le boivent comme de l’eau-de-vie : aussi 1,906 litres ont été distribués en 1869, et les trois quarts n’ont pas servi à ce que les apothicaires appellent « l’usage externe. »

À ces consultations, les femmes sont plus nombreuses que les hommes ; beaucoup d’entre elles amènent de pauvres petits enfans scrofuleux, injustement frappés dès la naissance par les suites de la débauche paternelle. Ils font pitié à voir avec leur face pâle et bouffie, leur tête trop lourde pour le cou trop grêle et déjà sillonné de cicatrices, avec l’air sérieux et réfléchi de ceux qui souffrent. Là est la vraie commisération ; on éprouve un sentiment mêlé de colère et d’attendrissement en présence de ces êtres chétifs, mal venus, qui n’ont point demandé à naître, et qui toute leur vie traîneront une existence étiolée, rachitique, peut-être impotente, à coup sûr misérable. Une femme entra, jeune encore : visage émacié, cheveux d’un blond terne, l’œil bleu très doux, lèvres décolorées et flétries ; une figure du XIIe siècle, comme on en sculptait sur les cathédrales au temps de la maigreur universelle. Elle portait dans ses bras un pauvre être qui semblait n’avoir que le souffle ; elle le regardait avec compassion et le montrait au médecin. J’interrogeai cette femme. « Quel âge avez-vous ? — Trente-quatre ans. — Vous avez d’autres enfans ? — Monsieur, j’en ai dix. — Que fait votre mari ? Elle devint toute rouge, ses yeux se mouillèrent, et d’une voix à peine distincte elle répondit : — Des enfans ! » Je ne puis rendre l’impression que je ressentis : ce mot cynique en lui-même était dans sa brutalité naïve l’explication de tant de misère, de tant de