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viande (50 centimes ou 1 franc par bon) les ont accumulés, ont demandé au boucher un beefsteack en échange et ont été le manger au cabaret en l’arrosant d’un ou de deux litres de vin ! Ces cas-là se présentent si fréquemment qu’on ne les compte plus, et l’on fait bien, car en matière de charité il vaut mieux être trompé cent fois que se tromper une seule.

Chaque bureau de bienfaisance a sous sa direction immédiate plusieurs maisons de secours disséminées dans l’arrondissement et qui relèvent de lui, exactement comme il relève lui-même de l’administration centrale. Le nombre de ces maisons est arbitraire ; il en existe cinquante-sept à Paris, qui sont distribuées avec intelligence selon la pauvreté, l’étendue des différens quartiers et les difficultés du parcours : elles sont dans notre immense capitale comme ces refuges qu’on a établis sur la route de certaines montagnes que l’accumulation des neiges rend dangereuses pendant l’hiver. Ainsi le treizième arrondissement (la Glacière, la Butte-aux-Cailles) possède quatre maisons, et le neuvième (Opéra) n’en a qu’une, qui suffit amplement aux besoins de cette zone, dont la richesse parvient facilement à neutraliser l’indigence. Un drapeau et une inscription explicative les distinguent. Sans être construites sur un modèle identique, elles ont entre elles de tels points de ressemblance qu’après en avoir visité une on les connaît toutes. Elles sont dirigées par ces femmes admirables qu’on rencontre au chevet de tous les malades, auprès du berceau de tous les orphelins, dont les mains délicates pansent toutes les plaies, et semblent un dictame vivant pour toutes les infortunes. Le peuple, qui de longue date les connaît et les aime, les appelle les petites sœurs des pauvres, les sœurs grises, les sœurs du pot ; elles appartiennent à la congrégation des lazaristes, bien connue des voyageurs, que fonda saint Vincent de Paule, et leur vrai nom est Filles de charité. Elles sont là dans un milieu que l’on dirait créé pour elles, près des pauvres qui les sollicitent, à côté d’une richesse relative qui leur permet de les aider. La maison est d’une propreté merveilleuse, c’est l’unique coquetterie de ces saintes filles d’avoir des cuivres éblouissans et des parquets périlleux à force d’être frottés. La lingerie, dont elles sont très fières lorsque les armoires en sont bien garnies, répand une odeur de lessive, corrigée par le parfum de quelque chapelet de racine d’iris caché derrière des piles de serviettes. Elles sont obligées d’avoir toujours une grosse provision de linge, car elles prêtent des draps de lit, même des chemises, à ceux qui n’en ont pas, et ceux-là sont nombreux ; une fois par mois on change les draps, une fois par semaine les chemises. Il n’est pas toujours facile de les faire restituer, et l’on en a souvent retrouvé dans les