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dans ses bons jours ; Schröter, le comédien réaliste, copiant la nature sans l’idéaliser, mais avec une fidélité intelligente et scrupuleuse ; Iffland, fin, délicat, maître du style classique, introduit par Goethe lors de son intendance du théâtre de Weimar. La musique tint également une grande place dans la vie de Rahel, Elle fut elle-même à cette première époque une pianiste distinguée, et tous les artistes de passage venaient chez elle. Les sculpteurs et les peintres aussi fréquentaient la maison Lévin, et il va sans dire que les hommes de lettres ne manquaient pas. On y voyait Louis Tieck, alors à l’apogée de sa gloire, A. G. Schlegel, dont la tenue diplomatique et le langage réservé ne ressemblaient en rien au ton débraillé de son frère Frédéric, Alexandre de Humboldt, son frère Guillaume, le médisant spirituel, le moqueur impitoyable, dépourvu d’imagination, mais d’une intelligence à laquelle rien ne résistait et d’un savoir qui le plaçait au premier rang des savans d’Allemagne ; enfin Jean de Müller et Frédéric de Gentz, qui formaient avec les Humboldt le lien entre les*hommes de science et ceux qui n’étaient qu’hommes du monde.

Jean de Müller et Frédéric de Gentz étaient les compagnons de plaisir du prince Louis-Ferdinand, qui se moquait de l’un et qui ne pouvait se passer de l’autre. Un gentilhomme du temps qui a laissé des mémoires fort curieux a fait un singulier portrait de l’historien éminent, du futur ministre du roi de Westphalie, qu’il peint irrévérencieusement comme « un petit gaillard affreusement laid, au ventre pointu, aux petites jambes maigres, à la tête grosse, aux yeux à fleur de tête et rougis, à la voix enrouée et coassante, très désagréable en somme, s’exprimant fort bien en français, mais ne parlant que difficilement l’allemand. » Henriette Herz aussi, avec son beau parler du nord, fut choquée de « l’accent commun » de l’historien, qui était Suisse ; elle le fut plus encore des « lèvres graisseuses » du futur favori du roi Jérôme, qui alors servait de plastron aux traits malins du prince Louis-Ferdinand et de M. de Sedel, ministre de Hollande à Berlin. « Voyons le tour que va nous faire notre savant aujourd’hui, » disaient les jeunes viveurs en allant se griser avec le Tacite helvétique, lequel ne savait absolument pas résister à l’attrait d’une bouteille de vin du Rhin. Rahel cherchait à l’excuser, même quand il fut passé au camp du vainqueur, qu’en ce moment il dénonçait au monde comme un nouveau Sésostris. En cela elle n’était que fidèle à son principe « de ne jamais classer les hommes d’après leurs défauts, mais de les classer d’après leurs qualités, — tout le monde a des défauts, disait-elle, c’est du bon côté qu’il faut regarder ; les âmes basses font le contraire, et c’est pour cela qu’elles sont basses. »

Elle avait plus que de l’indulgence, elle nourrissait une véritable