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sentimens et des idées. De la rapidité, la vapeur et l’électricité aidant, on est arrivé à l’instantanéité. Et c’est cette heure que l’on choisirait pour ramener les intérêts des nations à des compartimens inflexibles, à une sorte de portion congrue, pour leur refuser désormais ou leur faire payer par des conditions léonines cette hospitalité du marché qui devrait être gracieusement donnée ! Mais à quoi bon alors les voies rapides, à quoi bon la navigation, à vapeur et ces câbles qui transmettent d’un continent à l’autre les impressions et pour ainsi dire les pulsations des peuples ?

Une dernière considération. Les rapports commerciaux entre nations ont été jusqu’ici arbitrairement réglés. Chacune a fait à sa guise. A son heure, selon son caprice. C’est l’économie politique qui en a eu la charge plutôt passive qu’active. On sait avec quel esprit de patience et de longanimité elle entre dans des débats où s’agitent tant de passions ; elle a des doctrines et ne se prête à rien de ce qui va au-delà ou reste en-deçà. En matière d’échanges par exemple, elle n’admet pas que le mal causé à autrui profite à celui qui le fait ; elle professe au contraire qu’un châtiment prompt ou lent est inséparable de semblables écarts. Dans un conflit, cette tolérance met les champions à l’aise. L’économie politique n’est présente que comme témoin, elle n’a d’autres pouvoirs pour les juger qu’un appel à l’opinion ; mais qu’on suppose cette mission d’arbitre confiée à une science moins débonnaire, le droit des gens, qui ne souffrirait entre nations d’autre règle qu’une rigoureuse réciprocité : bientôt le régime des marchés serait l’objet d’une instance toujours ouverte, toujours à reprendre. Il nous faudrait alors regarder de près à ces taxes de 30, 40, 50 et jusqu’à 90 pour 100 que les tarifs des États-Unis, sans délais de préparation, sans avis préalable, ont imposées et imposent encore aux produits de nos fabriques. Que de querelles et que de sujets d’animosité ! Au lieu de nos civilisations énervées par le raffinement, on en reviendrait peu à peu aux civilisations des premiers âges, pleines d’alertes et d’embûches, où chaque peuple, juge dans sa cause, était en quête de perpétuelles revanches : œil pour œil, dent pour dent, comme en pleine barbarie. Si c’est là l’idée spéculative qu’on se fait en Amérique de la marche de l’humanité, on peut dire, sans vouloir blesser personne, que c’est une marche à rebours.


Louis REYBAUD.