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siasme le plus absolu pour lui, car jamais elle ne s’enthousiasmait à faux, et ni les apparences, ni la popularité du moment, ni les considérations de morale ne l’égaraient. De même qu’en littérature elle ne s’engoua jamais des Kotzebue, des Iffland et autres idoles du jour, tandis qu’elle gardait toute son admiration pour Goethe, si souvent méconnu par ses contemporains, elle démêlait parmi les hommes politiques, et dès le premier jour, le vrai génie, sans que l’abus même du génie pût la faire hésiter. C’est ainsi qu’elle fit pour Napoléon. Dans son hospitalité pour les Français, il n’entrait d’ailleurs aucun esprit de parti ; elle accueillait les hommes du régime nouveau avec la même cordialité que ceux du régime ancien, Bignon, l’envoyé du premier consul, tout comme le comte de Tilly, émigré de la première heure. Celui-ci, l’ami d’Alexandre de Lameth, et que les mémoires de Fleury ont fait assez connaître au public français, était un merveilleux causeur, et, malgré sa vanité excessive, tout à fait bien vu de Rahel. « Il ne m’incommode pas ; il me dit tout. Je lui sers de parloir, et il me sert d’acteur qui me joue la comédie de la vie. » Lui de son côté l’adorait parce qu’elle « savait écouter, » car Tilly n’aimait pas que son éloquence fût perdue. Rahel a fait de lui, dans une de ses lettres, le portrait le plus vivant. Elle voyait en lui « un échantillon de l’éducation française d’autrefois avec tous ses travers ; il en avait tous les avantages, et toutes les faiblesses. » Elle rendait cependant justice non-seulement à son esprit prodigieux, à son élégance, mais même à son caractère. « Sous l’enveloppe de l’homme de cour le plus corrompu, il y avait au fond de lui un tout petit enfant innocent… Tous les Français de son temps avaient cela de commun avec lui, » ajoute-t-elle finement. Quant à Tilly, il ne savait se passer de Rahel. « J’ai mille complimens à vous faire avant de fermer ma lettre, lui écrit-il un jour. Celui-ci vous admire, celui-là vous est attaché ; l’un s’étonne quand il vous entend, l’autre s’afflige quand il vous quitte, même dans une lettre qu’il faut enfin finir : tous ces gens-Là, c’est moi seul. » Le sort et le caractère avaient rendu Tilly fort malheureux. Ses fautes n’avaient fait qu’aggraver ses malheurs. À Paris, en 1789, à vingt-cinq ans, il passait déjà pour un Lauzun ; il continua ses erremens amoureux à Berlin. Une de ses maîtresses, qu’il avait abandonnée, et qui de plus se croyait découverte par son mari, chercha la mort dans la Sprée. Cet événement et l’entrée des Français à Berlin en 1806 lui firent quitter la Prusse. Il reparut à Paris en 1815 en qualité de général. Calomnié par ses ennemis, disgracié, réduit à la misère, mécontent du genre humain et de lui-même, il mit un terme à sa vie. On le trouva (le 26 décembre 1816) dans un fiacre à Bruxelles, la tête fracassée par une balle.

Le comte de Tilly n’était pas le seul Français qui se fût lié avec