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vêtu jusqu’au bout des doigts, peut-on dire, car ses mains sont couvertes de longs gants qui ressemblent à des brassards de chevaliers. Une de ces mains posée sur ses genoux serre un paquet de fleurs à demi fanées déjà. La figure triste et rêveuse, mais froide à l’excès, indique une absence absolue de passion. Elle dit : Je suis la glace même, je n’ai fait épanouir aucune des fleurs dont je suis chargée, je m’en pare un instant, et à peine les ai-je cueillies qu’elles sont déjà flétries. J’agis par artifice et feinte, et si vous voulez connaître l’âme que recouvre ma figure à la fausse candeur, vous en trouverez la parfaite ressemblance dans maître Louis Arioste :

O quante sono incantatrici, ô quanti
Incantator tra noi, che non si sanno ;
Che con lor arti, uomini e donne amanti
Di se, cangiando i visi lor, fatto hanno :
Non con spirti costretti tali incanti,
Ne con osservation di stelle fanno,
Ma con simulacion, mensogne e frodi,
Legano i cor d’indissolubil nodi.

Ces paroles d’Arioste peuvent s’appliquer à bien d’autres des enchanteresses que le grand peintre a représentées. La bella Donna pourrait certainement s’en adresser une partie, et l’Esclave de la galerie Barberini pourrait les prendre en entier pour elle. Cette esclave est une Grecque qui fut, dit-on, maîtresse d’un des doges de Venise. Esclave signifie ici ce que nous appelons une demoiselle de mœurs libres ; le vocabulaire moral change selon les nations, et ce qui s’appelle esclavage chez un peuple doué du vrai sens des réalités s’appelle liberté chez un peuple qui aime à s’étourdir d’éclat. L’éclat ne manque pas ici, car le costume est riche et beau, mais quel désespoir à poste fixe cachent ces parures ! Cette personne pâle, à la chair blanche, aux traits délicats, maigres et fins, donne la même ivresse froide qu’une belle journée d’hiver étincelante de glaçons, éblouissante de givre. Les yeux obliques à l’égal de ceux du mensonge regardent de l’angle des paupières comme pour avertir qu’intérieurement l’âme est louche. Cela est beau, triste et fait rêver. En regardant ce portrait, je n’ai pu m’empêcher de songer à une autre courtisane vénitienne célèbre, cette Grecque dont le salon fut au siècle suivant le lieu de rendez-vous des conjurés pendant la longue et inexplicable conspiration du marquis de Bedmar contre Venise, et je me suis rappelé ce mot de notre historien Saint-Réal à son sujet : « il n’est point de ressentiment si violent que celui d’une personne bien née qu’on a réduite à faire un métier indigne d’elle. » Voilà ce que dit en effet la Schiava de la galerie Barberini, et cet