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grand-général, écrivait le comte à M, Durand, que la France ne peut être responsable de ce que vient de faire le roi de Prusse contre tout droit et toute prévision, mais qu’elle va tout faire à Saint-Pétersbourg pour que la république n’en souffre pas. » Et le porteur de la lettre, prêt à continuer son chemin vers la Russie, en faisait voir à M. Durand une autre destinée au chevalier Douglas, nouveau collègue auquel le comte s’adressait sans le connaître, pour qu’il obtînt du gouvernement russe de ne faire aucun mouvement de troupes sans s’être concerté d’abord avec le grand-général de Pologne. « Ne pouvait-on pas, disait le comte, borner l’expédition russe à un débarquement opéré sur les côtes de Poméranie ? » En tout cas, il fallait au moins ménager le plus possible le territoire polonais, s’écarter du centre et de la capitale, et se tracer sur l’extrême limite de la Lithuanie un itinéraire dont toutes les étapes seraient prévues d’avance, ainsi que le nombre, la nature et le prix des réquisitions à fournir. Enfin le même courrier avait ordre de traverser en revenant la ville libre de Dantzick pour engager les magistrats de cette cité, au cas où ils se croiraient menacés par la Prusse, à faire appel aux troupes polonaises : moyen ingénieux de flatter l’amour-propre de la république en lui assignant un rôle actif dans la croisade européenne. Toutes ces instructions si variées, mais rattachées à un plan général, étaient tracées par le comte de Broglie en une seule nuit, où il dicta, dit-il, plus de cinquante pages de chiffres. Joignez-y les communications constantes soit avec le palais, où la reine l’appelait à toute heure pour consoler sa détresse, soit avec le camp, où les généraux, dépourvus d’expérience, recouraient sans cesse à ses avis, et où le roi avait besoin d’être réconforté dans l’héroïsme un peu factice qu’on lui avait inspiré, et l’on comprendra que le comte de Broglie pouvait écrire sans exagération : « Me voici devenu en vérité le chef des conseils du roi de Pologne. C’est la chose du monde à laquelle je me serais le moins attendu[1]. »

Tout en faisant face avec cette activité à tous les points de l’horizon, à tous les périls du moment, la dévorante imagination du comte de Broglie trouvait encore le loisir de se donner carrière sur l’avenir. Son plan favori, celui que lui avait suggéré dès le premier jour la révolution de la politique européenne, lui revenait sans cesse à l’esprit, d’autant plus qu’il lui semblait que la fortune, en dépit de l’incurie des hommes, avait pris soin d’en préparer les voies. Le roi de Saxe ne se trouvait-il pas devenu malgré lui et malgré tout le monde, mais par la brutalité même du roi de Prusse,

  1. Le comte de Broglie à M. Durand, 6, 14, 22 septembre 1756. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.) — Geheimnisse des sächsischen Cabinets, t. II, p. 120, 189 et suiv.