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Il ne tint pas au comte de Broglie que le prince n’ouvrît les yeux sur cette importance. Chaque courrier lui porta une lettre particulière où la situation, décrire dans la dépêche officielle, était commentée dans des termes plus vifs encore et plus colorés. Le comte insistait surtout sur ce point, qui devait être particulièrement sensible à son royal correspondant : c’est que, si un seul soldat russe franchissait la frontière de Pologne avec la permission de la France, cette trahison paraîtrait impardonnable au parti national, et ruinerait pour jamais les espérances d’un candidat français. Puis dans toutes ces épîtres, bien qu’elles dussent passer sous les yeux du roi et peut-être à cause de cela même, il ne se gênait pas pour déplorer par des critiques acerbes les lacunes du traité de Versailles, et la position pleine d’équivoque et de péril qui en était la conséquence. Il conjurait qu’on adoptât un plan de politique quelconque, soit le sien, soit tout autre, le plus mauvais valant mieux pour la France que de rester, au milieu d’un tel orage, flottante au gré des événemens, pour finir par être tramée à la remorque d’ambitieux auxiliaires. « Je crains, disait-il, que les ouvriers du traité de Versailles n’aient négligé quelqu’une des précautions qu’il aurait été convenable de prendre pour s’assurer que les liaisons entre les deux cours impériales ne prendraient pas par cet ouvrage une solidité qui peut nous être nuisible, ainsi qu’à nos amis ; je veux dire les Turcs et les Polonais… J’ignore si ces précautions ont été omises, mais j’ai tout lieu de le craindre… Je conviens qu’il était délicat de soupçonner la bonne foi de la cour de Vienne dans le moment où l’enthousiasme de la nouvelle liaison doit subsister encore ; mais, quelque sincérité qu’on lui suppose actuellement, elle pourrait bien méditer des stipulations plus étendues que celles de Versailles,… et j’aurais mieux aimé que nous restassions plus maîtres de ne porter la correction du roi de Prusse, si on ose se servir de ce terme, que jusqu’au point que cela nous conviendrait Si les deux impératrices se chargent de cette correction, il est fort apparent qu’elle sera un peu trop sévère pour ce prince et même pour nous… » Puis, revenant en quelques mots sur le projet qu’il avait proposé pour contenir l’Autriche en grandissant la Saxe et en affranchissant la Pologne : « J’aurais voulu que, soit ce projet-là, soit un autre, au moins on en eût un en vue, et qu’on prit et suivît les moyens de le faire réussir. Si au contraire nous nous laissons entraîner par nos alliés, et si nous leur servons d’instrument pour la réussite de leurs desseins, je crains fort que nous n’ayons à nous repentir. Je crois en général que la puissance de sa majesté est telle que le choix de ses relations lui est assez indifférent ; elle est en état de les conduire toutes au but qu’elle se propose, pourvu que la détermination soit fixe, et qu’il ne survienne ni variation ni contrariété dans le plan