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présider à un empire fédératif, tendait toujours à les englober tous dans une monarchie unitaire. La France leur accordait d’autant plus volontiers cet appui, que son intérêt sur ce point était tout pareil au leur, et que la formation d’une grande unité monarchique sur le Rhin, à 60 lieues de notre capitale et sur notre frontière la plus découverte, a toujours paru aux politiques français doués de quelque sens le plus grand danger qui pût menacer notre grandeur et même notre indépendance nationale ; mais la condition pour que cet échange de bons offices pût se prolonger, c’était évidemment qu’aucun des états ainsi protégés ne fût assez fort pour faire ses affaires lui-même, et surtout ne le devînt assez pour aspirer à remplacer l’Autriche dans ses vues de prépondérance et d’unité.

Or c’est précisément cette hypothèse dont l’ambition ardente de Frédéric tendait visiblement de jour en jour à faire une réalité. Qu’il eût conçu le projet de porter d’un seul coup la Prusse au point de grandeur où il la vit avant de mourir, et surtout au degré où nous la voyons nous-mêmes aujourd’hui, c’est ce qu’on n’oserait affirmer. Il est rare que les calculs humains, même les plus réfléchis, aient cette précision ; mais il était dans l’âge de l’orgueil et de l’espérance, porté par l’ascendant du génie, et décidé à épuiser les faveurs de la fortune. Il ne voulait surtout à aucun prix être contrôlé et surveillé dans l’usage des forces nouvelles qu’il venait d’acquérir. Toute clientèle donne un droit de conseil à celui qui l’exerce, et impose un devoir de déférence à celui qui la subit. Frédéric était résolu à secouer, dans ses rapports avec la France, la gêne de ce rôle subalterne. De là ses plaisanteries amères sur le compte du gouvernement français, plus dignes d’un écolier émancipé qui se raille de son maître que d’un souverain qui traite avec un frère en royauté. De là ces plaintes hautaines qu’il exprime dans ses mémoires sur les habitudes impérieuses du cabinet de Versailles, qui « comptait, dit-il, la Prusse à l’égard de la France comme le despote de Valachie à l’égard de la Porte[1]. » De là enfin chez lui une tendance à faire bande à part à la première occasion, peut-être seulement pour faire preuve d’indépendance. De son côté, la France, satisfaite d’avoir créé sur les derrières de l’Autriche une puissance capable de tenir son ancienne adversaire en échec, n’avait aucune raison de compromettre cet heureux résultat en le poussant trop loin. L’antagonisme de la Prusse et de l’Autriche suffisait à son repos. Son intérêt était désormais de tenir l’équilibre entre ses deux rivales, non d’agrandir démesurément l’une aux dépens de l’autre. Or l’équilibre, dans toutes les balances du monde, ne s’établit qu’en penchant alternativement dans l’un et l’autre sens.

  1. Histoire de la guerre de sept ans, loc. cit.