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décide alors à écrire à Nastenka, qu’il n’a pas cessé d’aimer, tout en étant résolu à ne pas l’épouser. Nastenka arrive, l’entoure de ses soins. A peine guéri, il rencontre le prince et entame des négociations de mariage ; moyennant une commission de 50,000 roubles, payable le lendemain de la noce, ce dernier lui fait épouser Pauline, qui d’ailleurs avait toujours témoigné à Kalinovitch beaucoup d’affection. Devenu grand seigneur par ce mariage, notre héros ne tarde pas à franchir d’un pas leste les échelons successifs de la hiérarchie administrative ; il finit par être gouverneur de la province où il avait débuté si pauvrement. Au milieu de ces splendeurs, il n’est point heureux, car il n’aime pas sa femme, et les blessures de sa vanité ne sont pas encore cicatrisées. Nous le voyons concentrer toute son énergie sur son administration. D’une main de fer, il entreprend de déraciner des abus séculaires, il brise ceux qui résistent, et ne craint pas finalement de jeter en prison le prince Yvan lui-même, devenu son parent par son mariage. Alors l’intrigue lève contre lui sa tête d’hydre ; miné par des attaques souterraines, il tombe et cède la place à ses ennemis, auxquels se joint sa femme. Destitué et détesté, vieux avant l’âge, Kalinovitch va s’enterrer à Moscou après avoir retrouvé son amie Nastenka, laquelle s’est faite actrice lorsqu’elle s’est vue abandonnée par son fiancé ; il l’épouse après la mort de sa femme, et achève avec elle sa vie obscurément et paisiblement.

Tel est le roman qui vers 1859 a fait sensation en Russie. Les scènes de mœurs, parfois très pittoresques, y abondent ; mais c’est surtout la franchise avec laquelle l’auteur dévoile les plaies de la haute et basse société russe qui lui a valu une grande réputation de satirique. On rencontre toutefois dans le livre des longueurs intolérables que le traducteur allemand n’a supprimées qu’en partie. Certaines scènes d’intérieur sont d’une vulgarité dont rien n’approche, et le dialogue frise quelquefois la platitude. Malgré ces défauts, le roman de Pisemski mérite d’être lu, et ne laisse pas d’être instructif. Si ses héros nous inspirent peu de sympathie, au moins sont-ils vivans, ce ne sont pas des marionnettes. Et voilà le roman russe, vieux de plus de dix ans, que l’Allemagne nous donne pour une piquante nouveauté !


C. BULOZ.