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LA SOCIÉTÉ DE BERLIN.

étroit, d’autres revinrent au culte de la raison, quelques-uns s’étourdirent dans les affaires ou dans les jouissances ; la folie obscurcit la fin de plusieurs d’entre eux, le suicide fut le dernier refuge de quelques autres. Un petit nombre seulement put, après de longues luttes et de pénibles souffrances, trouver cette harmonie placide que Goethe avait su conquérir par tant de sacrifices et de persévérance, l’harmonie entre l’idéal et la réalité. Parmi ces rares personnes fut Rahel, la figure la plus originale certainement de cet âge des originaux, et dont un grand connaisseur de la nature humaine avait pu dire, sans craints d’être démenti par la postérité : « C’est probablement la femme la plus éminente de son temps[1]. »


I.

On a souvent et bien parlé de Rahel. Les plumes les plus habiles au service de l’observation la plus pénétrante se sont essayées au portrait de cette femme unique ; personne ne l’a achevé, et on comprendra que je ne tente pas même une entreprise aussi délicate. Cette nature si complexe dans son unité, si universelle et si originale dans le meilleur sens du mot, offre tant de côtés divers, tant de contradictions apparentes, que tout essai de la peindre dans son ensemble sera toujours et forcément incomplet. Transparente et ouverte à tous les regards comme la nature, qui a été le culte de sa vie, elle fut, comme la nature, une énigme indéchiffrable. On peut en soupçonner les profondeurs insondables, on n’en aura jamais le mot. Pour qui veut se faire une idée de cet être extraordinaire, le meilleur moyen est encore de lire sa correspondance. On y trouvera, pour nous servir des expressions de Fr. de Gentz, a des fraises de bois tirées du sol avec les racines et la terre, » — avec les vermisseaux aussi, ajoutait-elle par un sentiment très net de ce qui déparait son génie. Cette correspondance n’est qu’un reflet de ce qu’était Rahel, car elle n’était tout à fait elle-même que dans la conversation parlée, dans sa vivante apparition ; ce reflet cependant est fidèle. Pour les esprits qui voient le monde en artistes et en historiens, ce livre est un ϰτῆμα ἐς ἀεί (ktêma es aei), un de ces compagnons de la vie entière, comme Montaigne l’est pour les natures sceptiques, l’Imitation pour les âmes pieuses. C’est un livre qu’on analyse tout aussi peu que la personne qui l’a écrit au hasard de la plume sans se douter que ce qu’elle écrivait ainsi deviendrait un livre.

  1. Gustave de Brinckmann. Voyez, dans la Revue du 15 décembre 1858, Rahel et le monde de Berlin, par M. Blaze de Bury. Varnhagen, le mari de Rahel, mourait au moment même où parut ce travail, et c’est depuis sa mort seulement qu’on a publié les papiers rétrospectifs qui nous permettent aujourd’hui d’étudier le Berlin de 1789 à 1815, comme notre prédécesseur a étudié le Berlin de 1815 à 1848.