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gouvernée par tel ou tel, pourvu qu’elle soit bien gouvernée, » et se considérant lui-même comme un mandataire du peuple chargé d’exiger de l’empire ce bon gouvernement qu’il doit en échange des millions de voix dont on vient de le combler ? Irréconciliable ! M. Gambetta l’est de nom, d’habitude, ses idées sont modérées, elles ont même quelquefois une saveur passablement autoritaire, et nous nous souvenons qu’en entendant, il y a quelques semaines, au corps législatif M. Émile Ollivier et M. Gambetta, nous, nous disions tout bas qu’une étrange ironie de la fortune politique transposait les rôles, que l’homme d’opposition n’était pas celui qu’on pensait, que des deux antagonistes celui qui était le plus homme de gouvernement n’était point M. le garde des sceaux. Le plébiscite a fort bien pu ne pas convertir M. Gambetta à l’empire comme système monarchique, il n’a fait sûrement que fortifier chez lui cette idée, qu’il n’y a rien à entreprendre contre une manifestation nationale d’un certain ordre, que cette manifestation est au contraire le point de départ nécessaire de toute action pour un parti sérieux qui fait passer la liberté avant tout. C’est ce que nous voulions dire. Si dans l’armée démocratique M. Gambetta reste encore « l’aile gauche » de M. Picard, il devient indubitablement à son tour aujourd’hui a l’aile droite » de quelqu’un. Qu’il le veuille ou qu’il ne le veuille pas, avec son intelligence élevée et sincère, il subit l’influence modératrice des événemens ; mais alors pourquoi ne pas aller jusqu’au bout de sa pensée ? Pourquoi ne pas rompre avec toutes les équivoques et avoir l’air de garder encore un lien invisible avec tout ce qu’on semble désavouer ? Certes ce serait le plus grand des progrès, si chacun osait être ouvertement de son opinion, et la gauche tout entière gagnerait en autorité auprès du pays, si elle affirmait tout haut ce qu’elle pense, ce qu’elle dit quelquefois tout bas. Elle serait peut-être exposée un instant à quelque bourrasque d’impopularité, elle grandirait comme parti politique, elle attesterait son indépendance et son aptitude au gouvernement dû pays.

Elle a eu ces jours derniers une occasion toute naturelle pour intervenir sérieusement, c’est ce qui vient de se passer au cours de M. É. Laboulaye. Assurément des hommes comme M. Jules Favre, M. Gambetta, M. Jules Simon, se seraient fait honneur en frappant d’un désaveu direct et éclatant l’atteinte portée à la dignité et à la liberté d’un homme de valeur éprouvé par vingt ans d’enseignement. On n’a malheureusement entendu parler de rien de semblable. C’est cependant, il faut l’avouer, une des choses les plus tristes du temps, et elle est d’autant plus triste qu’elle passe en habitude. Il y a quelques semaines, citait un professeur de l’école de médecine, M. Tardieu, qui avait à essuyer les avanies de son turbulent auditoire ; aujourd’hui, c’est M. Laboulaye qui est assailli dans sa chaire du Collège de France et mis dans l’impossibilité de parler. Une première fois il a pu encore dire quelques