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M. Buffet lui-même, et prendre dans la politique une véritable importance. Qui a reculé ou qui recule encore ? Voilà la question. M. Ernest Picard, comme toujours, se tire d’affaire par un mot ingénieux et léger en assurant qu’il veut rester avec la gauche, qu’il faut se borner à former « l’aile droite de l’armée de la gauche. » Nous voici en pleine stratégie. Qui n’est pas « l’aile droite » ou « l’aile gauche » de quelqu’un dans les luttes de ce monde ? Ce qu’il y a de mieux, c’est que M. Picard en est pour ses frais de fidélité, qu’on ne veut plus de lui dans l’armée où il a servi en tirailleur, et que la démocratie plus ou moins républicaine le congédie en saluant de la plus galante façon le navire qui l’emporte vers le pouvoir. M. Ernest Picard est un homme d’infiniment de raison et de bon sens ; pourquoi ne prend-il pas sur lui de suivre ses instincts, d’aller là où il croit qu’il pourrait servir les intérêts libéraux du pays ? Quant à M. Gambetta, il ne faut pas s’y tromper, c’est une autre nature d’esprit que M. Picard ; il a un tempérament d’orateur et d’homme public bien autrement puissant ; au fond, dans une mesure différente et sans se l’avouer peut-être, il est agité des mêmes perplexités, il a lui aussi des inspirations de raison et des engagemens de situation qui se livrent bataille dans son intelligence. Il y a certainement plaisir à voir se développer et grandir ce talent brillant et passionné. M. Gambetta commençait, il y a moins de deux ans, par des imprécations retentissantes qui servaient de passeport à sa jeunesse auprès de la démocratie révolutionnaire de Paris. L’esprit politique n’a pas tardé à percer chez lui dès qu’il a été député, et depuis quelques mois surtout, achevant de dépouiller l’accoutrement démagogique, il a fait entendre à son parti des sévérités singulières qui ont commencé par étonner un peu, qui finissent par s’imposer.

En réalité, que signifie le nouveau discours que M. Gambetta a prononcé l’autre jour à Belleville ? C’est tout simplement le programme d’une politique rationnelle, légale, libéralement pacifique. M. Gambetta continue à se proclamer irréconciliable après le plébiscite de 1870 comme avant les élections de 1869. S’il y tient, nous le voulons bien ; c’est un irréconciliable, soit, — mais un irréconciliable d’une nouvelle espèce, « répudiant toute anarchie, » prétendant n’avoir « recours ni à la violence, ni à l’émeute, ni aux complots, » livrant avec dédain les assassins « quels qu’ils soient » aux rigueurs de la loi, — disant crûment à son parti qu’il doit apprendre à se gouverner lui-même avant de prétendre gouverner les autres, qu’il a besoin de se réconcilier avec la France, de la rassurer, de lui bien montrer qu’il ne menace ni ses intérêts moraux, ni ses intérêts matériels, ni sa sécurité sociale. Après cela, nous nous demandons en quoi M. Gambetta est un irréconciliable ? Qu’est-ce qu’un irréconciliable imposant le respect pour le suffrage universel, « même quand il se trompe, » avouant qu’il « importe peu à la France d’être