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toire secrète de la cour de Russie, s’étaient persuadés qu’elle était fille de l’impératrice Élisabeth. Il lui était arrivé vers le même temps, sans qu’elle eût pu découvrir ni d’où, ni par quelle voie, des papiers qui semblaient changer cette conjecture en certitude. Ses souvenirs d’enfance, la protection mystérieuse qui l’avait suivie presque partout depuis sa jeunesse, avaient plus d’une fois, elle ne pouvait le cacher, suscité dans son esprit la pensée qu’elle était d’une origine illustre. Elle n’en avait pas moins repoussé comme un rêve les prétentions qu’on voulait lui suggérer, et jamais elle n’avait eu sérieusement l’idée de fomenter des troubles en Russie. Qui sait si elle n’était pas l’involontaire instrument de quelque intrigue politique ? « Je connais la vie, j’ai souffert, ajouta-t-elle en finissant. Le ciel m’a donné quelque force d’âme, et, si le courage est une vertu princière, on ne me refusera point, j’espère, d’être princesse au moins par là. »

Ce récit fait avec suite, sans hésitation, d’un accent convaincu, avait ébranlé l’assesseur Uschakov. Il laissait cependant deux points essentiels dans une profonde obscurité : l’un était la naissance véritable de la prisonnière, l’autre l’origine des papiers envoyés par elle au comte Orlof ; mais elle se déclara fatiguée, et refusa de répondre un mot de plus aux pressantes questions de Galitzin. Aussi Catherine II reçut-elle assez mal le rapport que le grand-chancelier lui adressa. La prisonnière ne craignit pas d’écrire à l’impératrice pour lui demander une audience. Elle se flattait, disait-elle, d’avoir à lui faire des communications du plus haut intérêt pour l’état et de dissiper le malentendu dont elle était victime ; elle signa cette lettre princesse Élisabeth. Tant de hardiesse mit le comble à l’irritation de Catherine II ; elle reprocha durement à Galitzin sa maladresse, ses ménagemens pour une comédienne. On avait laissé jusqu’alors à la prisonnière sa femme de chambre, on l’en sépara ; on lui donna pour gardiens des hommes qui ne parlaient aucune des langues qui lui étaient familières, on la plaça dans un cachot privé de lumière et glacial, on réduisit ses vêtemens au strict nécessaire et sa nourriture à un morceau de pain.

Elle souffrit avec dédain ce surcroît de rigueurs et supporta sans fléchir le supplice d’interrogatoires à chaque instant renouvelés. L’impératrice, de plus en plus irritée, alla jusqu’à dresser de sa main une liste de vingt argumens qui devaient confondre l’aventurière. Elle envoya cette liste à Galitzin ; elle lui écrivait un jour de Moscou que cette femme était Polonaise, elle prétendait dans une autre lettre savoir qu’elle était la fille d’un aubergiste de Prague. Ces vaines suppositions prouvaient seulement la préoccupation que lui causait cette affaire et l’impatience qu’elle avait d’en finir. Galitzin