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quier anglais Jenkins, se présenta chez la princesse, et se dit autorisé à lui ouvrir un large crédit. Elle ne s’étonna pas d’abord d’un procédé si délicat de la part du chevalier Hamilton ; cependant elle pressa Jenkins de questions et finit par lui arracher, non sans peine, l’aveu qu’il était envoyé par le consul anglais de Livourne, sir John Dick. Elle refusa, du moins jusqu’à nouvelle information, une offre qui lui parut à bon droit suspecte. Quelques jours après, un homme à l’air et au costume étrangers se rencontra plusieurs fois sur ses pas, et se fit bientôt remarquer d’elle par le salut respectueux qu’il ne manquait pas de lui adresser. Comme elle était restée plusieurs jours sans sortir, il aborda un matin Chanecki au moment où celui-ci entrait chez elle, et lui demanda des nouvelles de la princesse Tarakanov. Voyant le jésuite, un peu surpris, hésiter à lui répondre, il ajouta sur-le-champ que l’œuvre de la princesse était plus avancée qu’elle ne le croyait peut-être, et qu’elle trouverait non loin d’elle, dès qu’elle daignerait les chercher, bien des dévoûmens ignorés. Persuadé que le jésuite avait rendu ses paroles à la princesse, il s’enhardit le lendemain jusqu’à demander à la voir. Soit qu’elle cédât à un instinct de curiosité féminine ou qu’elle fût poussée par sa situation à ne négliger aucun hasard, elle consentit à le recevoir. C’était un adjudant du comte Orlof, appelé Cristeneck. Il ne cacha point qu’il venait de sa part, que la démarche de Jenkins avait eu lieu à sa prière, et il ajouta que le commandant éprouvait le plus vif regret de ne pouvoir quitter Livourne et venir déposer ses hommages aux pieds de la princesse, mais que, la sachant souffrante, il la suppliait de se rendre à Pise, où l’hiver était plus doux qu’à Rome, et de prendre soin d’une vie si nécessaire à la Russie. Cristeneck la revit plusieurs fois et lui persuada plus aisément qu’il ne l’aurait cru d’accepter les offres du commandant. Lorsqu’il la vit décidée, Domanski essaya de lui ouvrir les yeux. — Vous vous perdez, lui dit-il. Ignorez-vous ce qu’est Orlof ? — Depuis quand, répondit-elle avec hauteur, ai-je coutume de vous consulter ? Je vais où la destinée m’appelle. Si vous avez peur, restez. — Ma vie vous appartient, répondit Domanski ; je vous suivrai partout.

Son départ fit plus de bruit que n’en avait fait son arrivée. Elle tint à prendre congé avec un certain appareil de tous ceux qu’elle avait connus à Rome. Par une singulière condescendance, monsignor Roccatani s’était engagé, sans doute après avoir consulté le cardinal, à l’introduire déguisée dans le palais du conclave pour y saluer Albani ; mais elle se trouva malade le jour convenu. Quelques-uns craignaient qu’elle ne se laissât entraîner dans un piège, la plupart faisaient tout haut des vœux pour son succès. Elle s’établit