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LA PRINCESSE TARAKANOV.

ples. Elle lui écrivit que, sur le point de se rendre en Turquie par la route de Vienne, elle désirait contracter un emprunt considérable en donnant pour hypothèque les revenus du comté d’Oberstein ; elle lui demandait en même temps des lettres d’introduction auprès des ambassadeurs d’Angleterre à Vienne et à Constantinople. Cette lettre devait la perdre. Sir William Hamilton n’hésita point à lui rendre ce service ; il s’adressa, pour compléter la somme importante qu’elle avait fixée, à un de ses amis, sir John Dick, consul à Livourne, et il lui envoya la lettre de la princesse. John Dick était lié avec le commandant de la flotte russe en station à Livourne, Alexis Orlof ; il lui communiqua cette lettre et celle de l’ambassadeur de Naples. Orlof devina dans la princesse une aventurière et l’auteur des dépêches mystérieuses qu’il avait reçues quelques mois auparavant. Il résolut aussitôt de s’emparer à tout prix de sa personne.

Tout le monde sait que les Orlof étaient hommes d’expédition et de peu de scrupules. Grégoire Orlof, le favori de Catherine, et son frère Alexis avaient trempé dans l’assassinat de Pierre III, et ce dernier l’avait, disait-on, étranglé de ses propres mains. Le grand fait de guerre d’Alexis était la destruction de la flotte turque à Tchesmè le 5 juillet 1770. L’impératrice ayant commandé au peintre Philippe Hackert plusieurs tableaux pour perpétuer le souvenir de cette victoire, Orlof prétendit mettre l’artiste en état de reproduire la scène avec vérité, et il lui donna, en 1772, dans la rade de Livourne, en présence d’un peuple immense, le spectacle d’une frégate qui saute[1] . S’il avait la violence et l’ostentation destructive du barbare, il en avait aussi la méfiance et la perfidie. Sa première pensée, en recevant les dépêches qu’Hassan avait apportées de Raguse, avait été que Catherine II elle-même voulait mettre sa fidélité à l’épreuve ; il avait fait partir le jour même un courrier spécial pour lui porter ces dépêches. Plus tard, il avait entendu parler vaguement d’une femme qui, à bord d’un navire anglais, se disait en relations avec lui ; il avait envoyé un émissaire à Paros, où se trouvait ce navire, pour s’assurer du fait. Les deux lettres qui lui furent communiquées par sir John Dick ne lui laissèrent aucun doute ; mais, sa résolution prise, il fallait user de ruse pour arriver à son but.

Il paraîtrait que le consul anglais consentit à jouer dans cette affaire un rôle peu honorable, dont il fut récompensé dans la suite par les largesses de Catherine II[2] . Son correspondant à Rome, le ban-

  1. Goethe raconte en détail (t. XXXVI, p. 129-138, Werke, édit. 1830), dans son Essai sur Philippe Hackert, cet acte de munificence sauvage avec une admiration que j’avoue ne pouvoir partager.
  2. Wraxall, Historical Memoirs of my own time, t. I, p. 191-192. London, 1815.