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EXPLORATION DU MÉKONG.

que la révolte des musulmans nous contraignit à faire ; il ne me semble point qu’il y ait lieu de le regretter, maintenant surtout qu’ayant cherché et trouvé l’occasion de lier connaissance avec les rebelles, nous sommes édifiés sur leurs vertus hospitalières.

J’ai déjà montré l’importance des renseignemens que nous avons recueillis sur le fleuve du Tonkin lors de notre passage à Yuen-kiang. À mon sens, c’est là un point capital sur lequel je ne crois pas inutile d’insister encore. À défaut d’un protectorat sur tout l’empire d’Annam, protectorat que les changement survenus dans l’esprit de Tu-Duc et de ses mandarins depuis la prise des trois provinces de l’ouest pourront peut-être faire accepter un jour à Hué, il est indispensable que notre commerce ait au moins un libre accès dans tous les ports de cet empire, qu’il puisse remonter sans être inquiété tous les cours d’eau navigables de la Haute-Cochinchine et du Tonkin. Parmi ces derniers, le Sonkoï mérite une attention particulière. Par ce que nous en avons pu voir, plus encore par ce qu’on nous en a dit, il semble appelé à réaliser toutes les espérances que le Mékong a déçues. Reliant à la Chine un pays qui ne peut plus échapper à l’influence française, il est prédestiné à écouler vers la mer, avec les produits du Tonkin lui-même, les richesses d’une partie du Yunan, du Setchuen, du Koueï-tcheou et du Kouang-si. Pour ne parler que du Yunan, je trouve dans un document anglais qu’en 1854, année qui précéda immédiatement l’insurrection musulmane, il se faisait entre cette province et la Birmanie un trafic dont la valeur atteignait un demi-million de livres sterling. Ce commerce, entretenu par des caravanes qui de Tali mettent vingt jours pour se rendre à Bahmo[1], en traversant le Mékong (Lantsan-kiang) et la Salween (Loutse-kiang), était alimenté par le Yunan et surtout par les provinces voisines. Les tissus russes venant de Sibérie entraient même en Birmanie par cette voie. Il y a lieu de penser que le royaume d’Ava, qui fournit aux Chinois une grande quantité de coton, continuera d’attirer à lui chaque année un certain nombre de négocians ; mais en même temps il est facile de prévoir que, s’il était encouragé, libre d’entraves et affranchi de prohibitions, le commerce se partagerait de lui-même, et se porterait également vers la vallée du Sonkoï. La perturbation qu’entraîne au Yunan la guerre civile nous offre une occasion précieuse pour tenter un effort dont l’avantage peut se mesurer d’avance à l’ombrage qu’en prennent déjà

  1. Les navires à vapeur peuvent remonter l’Irawady jusqu’à Bahmo. De ce point, on peut atteindre en six jours de route à travers un pays montagneux et peuplé de sauvages insoumis le gros village de Langchankal, situé au sud-ouest de Yong-tchang, entre l’Irawady et la Salween, et qui est le premier marché du Yunan. C’est cette courte distance que les Anglais ne sont point encore parvenus à franchir.