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aussi plates et aussi fertiles que les riches campagnes du Kiang-sou. La nature se plaît souvent à réunir ainsi dans ses œuvres la laideur à la fécondité.

Si je passais sous silence les nombreux témoignages de sympathie que nous prodigua la colonie française, je serais à la fois ingrat et incomplet. Le banquet fraternel auquel nos compatriotes voulurent bien nous convier nous prouva que, pour être encore, dans cette partie de la Chine et sur le terrain commercial, en arrière des Anglais, des Américains et des Russes, la France n’en comptait pas moins à Shang-haï des enfans nombreux et dignes d’elle ; j’ai trop souvent d’ailleurs entretenu le lecteur de nos fatigues et de nos tristesses pour lui laisser ignorer la joie que nous inspira, au terme de notre voyage, une aussi flatteuse manifestation.

La traversée de Shang-haï à Hong-kong se fit sans incidens à bord du Dupleix, navire des Messageries impériales, qui avait dû peu de temps auparavant à l’expérience et au sang-froid de son commandant, M. le lieutenant de vaisseau Noël, d’échapper à l’un de ces redoutables cyclones qui rendent si périlleuse la navigation des mers de Chine. Le Yang-tse, large de 7 lieues à son embouchure, ressemble au Kincha-kiang, traversé par nous à 2 200 milles de ce point, comme le chêne ressemble au gland ; mais ses eaux ont perdu en limpidité ce qu’elles ont gagné en volume, et le fleuve vert que nous avons vu couler à Hankao entre deux montagnes escarpées, a pris l’aspect d’un océan fangeux et sans rivages. La mer s’annonce par le mouvement des flots, bientôt suivi pour moi de ce mal écœurant qui ressemble à l’ivresse puisée dans un broc de cidre ou de vin frelaté. Les souffrances présentes nous paraissant toujours les plus cruelles, je maudissais l’inclémence de l’élément perfide dont les rudes soubresauts me faisaient regretter l’allure incommode des éléphans laotiens. Ce ne fut là, comme bien on pense, qu’une impression passagère, bientôt dissipée par l’apparition de l’Ile anglaise, et l’on peut croire qu’au plus fort du mal je n’eus pas un seul instant la tentation de regagner l’Europe par terre à travers l’Asie. Un trajet de 10 000 kilomètres en Indo-Chine et en Chine avait rassasié mon ambition d’explorateur.

L’histoire de Hong-kong n’est ignorée de personne en Europe. Cette île, qui n’a pas 10 lieues de circonférence, est devenue en moins de trente ans[1] la rivale heureuse de sa voisine, l’antique colonie portugaise ; et Victoria, comme une millionnaire orgueilleuse, semble du haut de son rocher dédaigner Macao[2], sur la-

  1. Elle a été cédée au gouvernement anglais par le traité de Nankin en 1842.
  2. Fondée en 1680.