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Après avoir appris à leurs dépens que nous savions détruire, les Chinois voient clairement aujourd’hui que nous savons aussi édifier. Ce qui frappe en effet le voyageur qui contemple en passant les établissemens européens dans le Céleste-Empire, c’est le caractère définitif qu’on leur imprime dès l’origine. Les traités étaient à peine signés que des palais sortaient de terre, et l’élan vers une prise de possession de ce sol si longtemps interdit fut si impétueux, qu’il y a parfois lieu de se demander s’il ne fit pas dépasser le but. À Kiou-kiang par exemple, les affaires, longtemps troublées par la rébellion des Taï-pings, ne semblent pas avoir pris entre les mains des Européens des développemens en rapport avec les dépenses considérables que n’a pu manquer d’entraîner l’installation première. Chez eux, dans les places de l’intérieur, les négocians chinois, qui sont partout des rivaux dangereux, font aux étrangers une concurrence redoutable surtout depuis l’entière soumission des rebelles. Ceux-ci ont exercé dans la région la plus riche de l’empire des ravages dont nous avons plusieurs fois retrouvé les traces le long des rives du Yang-tse-kiang, mais qui n’ont été nulle part plus horribles et plus prolongés que dans la partie inférieure du bassin de ce grand fleuve. Nous arrivons de nuit devant Nanking, et bien que cette ville célèbre ait été ouverte au commerce étranger par le traité de 1858, nous ne nous y arrêtons pas. Ancienne capitale de l’empire, renommée pour ses écoles, gardienne des sépultures d’une illustre famille souveraine, Nanking est tombée en 1853 au pouvoir des Taï-pings, qui en ont fait pendant onze ans le centre et le foyer de la révolte. C’est là que leur chef, pouvant un instant se croire définitivement victorieux, méditait de fonder au sud du Fleuve-Bleu un royaume indépendant, rêve gigantesque auquel s’associait aussi, malgré les apparences d’une stricte neutralité, une partie de la colonie étrangère. Bien qu’elle commençât à renaître de ses cendres, Nanking n’offrait au moment de notre passage qu’un médiocre intérêt, et, cela eût-il dépendu de moi, je n’aurais pas voulu consacrer deux heures à la visiter et retarder d’autant notre arrivée à Shang-haï. Plus que les débris de la tour de porcelaine, la ville de Tchin-kiang sollicite l’attention. En 1842, l’armée tartare, qui y tenait garnison, la défendit vaillamment contre les Anglais. Elle commande l’entrée de ce fameux canal qui, partant du chef-lieu de la province maritime de Tche-kiang, coupe le Fleuve-Bleu et le Fleuve-Jaune, traverse 300 lieues de pays, et faisait autrefois arriver la vie des extrémités au cœur de l’empire. C’est par là en effet que la plus grande partie des divers tributs en nature parvenait à Pékin. Le Yunan à lui seul envoyait annuellement par cette voie douze cents barques exclusivement chargées de