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8 millions d’habitans la population entassée dans ces trois villes, qui sont, dit-il, « comme le cœur qui communique à la Chine tout entière sa prodigieuse activité commerciale. » Sur le premier point, l’exagération est manifeste, bien que les désastres qui ont frappé cette partie de l’empire aient amené depuis le voyage du missionnaire lazariste une décroissance énorme dans le chiffre de la population. Celle-ci n’atteint pas aujourd’hui 2 millions, et, si terribles qu’aient été les Taï-pings, on ne saurait admettre qu’ils aient réussi en si peu de temps à chasser ou à détruire plus de 6 millions d’hommes. Quant à l’importance de ces places au point de vue commercial, elle s’est accrue tout en se modifiant depuis le passage de l’abbé Hue. C’est là que le commerce européen, ayant enfin et de haute lutte emporté ses franchises, est venu planter son pavillon en attendant que des concessions nouvelles ouvrent les autres ports du Fleuve-Bleu à l’entreprenante ardeur des négocians occidentaux. Je n’ai pas à m’étendre ici sur ce sujet ; la France entretient à Hankao comme à Shang-haï des agens distingués qui veillent avec une sollicitude constante sur ses intérêts, et ne la laissent pas manquer de renseignemens utiles. Notre mission était achevée, et je ne me sentais guère, pour ma part, le courage de prendre des notes ou d’interroger sur la Chine le gérant du consulat de France, M. Guéneau, et les quelques Français qu’il réunissait avec nous à sa table. Il fallait d’ailleurs, pour satisfaire nos hôtes, répondre nous-mêmes à leurs questions. Nos récits ne suffisant pas au commandant de la canonnière anglaise en station à Hankao, il nous pria de nous mettre en costume de voyageurs dans les forêts du Laos, costume qui consistait à peu près à n’en avoir pas, et il voulut nous photographier dans ce simple appareil. Après avoir été pendant si longtemps un objet de curiosité pour les Chinois, nous étions menacés d’avoir le même sort en pays civilisé. Je me hâte d’ajouter que la courtoisie de l’accueil rendait cette fois la curiosité aimable. On comprend de quel œil les négocians résolus qui ont dressé leurs tentes à 200 lieues de la mer, sur l’extrême frontière de la Chine ouverte par les traités, interrogent vers le couchant les profondeurs de l’horizon. Nous étions, de notre côté, avides de nouvelles. Le dernier courrier qui nous eût rejoints dans le Laos et le premier lambeau de journal qui nous fût tombé sous les yeux au Yunan, dans la maison d’un missionnaire, nous avaient appris, l’un la catastrophe de Sadowa, l’autre le drame lugubre de Queretaro. Ces deux coups de tonnerre, suivis d’un long silence, avaient ébranlé notre courage. Frappée sur deux continens, la France conserverait-elle la volonté, aurait-elle encore la force déjouer un rôle dans l’extrême Orient, et notre entreprise, commencée sous de meilleurs auspices, n’était-elle pas devenue une vaine exploration, une œuvre