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EXPLORATION DU MÉKONG.

sans se laisser arrêter par la résistance désespérée d’une caste égoïste. Bien que cette délivrance de la pensée ne semble pas encore prochaine, les lettrés semblent la pressentir ; ils nous haïssent d’instinct, et encouragent sous-main contre les étrangers les violences de cette populace qui sert, dans tous les pays, d’instrument aveugle aux habiles.

À Souitcheou-fou, l’orage s’était dissipé, comme on l’a vu, mais non sans nous laisser une leçon salutaire et un utile avertissement. La colère des uns et l’indiscrète curiosité des autres ne nous empêchèrent pas de visiter cette ville, admirablement située au point où le Fleuve-Bleu reçoit un gros affluent. Elle est régulièrement bâtie et dominée par une colline que couronne une pagode. On arrive à ce sanctuaire par un long escalier à pente très douce et dont nos chevaux du Yunan, accoutumés à des ascensions plus difficiles, franchirent sans hésiter les innombrables degrés. De ce lieu élevé, la vue est belle, et nous avons pu en jouir en parfaite tranquillité, car la foule ne nous a pas suivis. J’ai retrouvé là, sur un autel, une statue de Fô reproduisant les traits qui nous ont été longtemps si familiers du Bouddha cambodgien et laotien. Cette figure calme, aux traits allongés, de laquelle il semble qu’une sorte de contemplation passive et de perpétuelle extase aient chassé toute expression, se rencontre rarement en Chine. À l’origine, Dieu fit l’homme à son image, mais depuis lors on peut dire que l’homme le lui a bien rendu. Pour ne parler que des Chinois, en adoptant le grand ascète de l’Inde, lequel ne vivait que de racines et d’herbes sauvages, ils lui ont imposé un abdomen monstrueux qu’aurait seule pu produire et entretenir une alimentation très substantielle. D’ailleurs cet abdomen est symbolique. Des gens qui se vêtent de blanc quand ils sont en deuil, qui se fâchent lorsqu’on se découvre devant eux, qui mangent le potage à la fin du dîner, ces gens-là ont bien le droit de nous contredire en matière plus grave et de voir le siège de l’intelligence ailleurs que dans le cerveau. En effet, sinon dans leur façon de penser, du moins dans leur langage, le ventre joue le rôle réservé chez nous à la tête. Ainsi ils disent : Je conserve cela dans mon ventre, c’est-à-dire pour moi, dans ma mémoire, — ou bien encore : Cet homme a du ventre, pour cet homme est un esprit fort distingué. Le Bouddha ne pourrait donc articuler de ce chef aucun grief légitime.

Placée à l’entrée du Yunan, sur cette limite où les montagnes, abaissant leurs sommets, s’écartent comme pour laisser au Yiang-tse-kiang, qui n’était jusque-là qu’un torrent colossal, prendre les allures plus calmes d’un fleuve majestueux, Souitcheou-fou doit avoir, dans les temps de tranquillité publique, une réelle importance commerciale. Les jonques se pressent autour d’elle, et nous