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tairess militaires. La supériorité que les soldats nous accordent sans difficulté, les mandarins lettrés nous l’ont contestée longtemps. À mesure qu’ils apprenaient l’existence des différens peuples de l’univers, les auteurs des Annales impériales les rangeaient sans façon parmi les vassaux de leur propre souverain. Ils n’ont guère fait d’exception qu’à l’égard de l’empire romain, qu’ils appellent Ta-tshin. De telles outrecuidances ont fait leur temps, et les Chinois n’en sont plus à demander s’il y a des villages en Europe ; mais il leur en coûte d’abandonner des erreurs que si longtemps a caressées leur vanité nationale. Ils en retiennent le plus possible, et ils se consolaient de la faiblesse de leurs armées par la pensée qu’ils conservaient sur nous la prééminence intellectuelle. Ils commencent à sentir aujourd’hui que cette ressource suprême menace elle-même de leur échapper, la lumière se fait tous les jours, et dans l’esprit des lettrés la peur est tout près de remplacer le dédain.

Ces mandarins, qui ont blanchi sur leurs livres, qui sont péniblement arrivés vers la fin d’une carrière laborieuse, non pas à posséder les 80 000 caractères de leur langue écrite, mais à en déchiffrer et à en peindre eux-mêmes un grand nombre, — car c’est à cela que se borne tout le savoir du plus savant Chinois, — ces mandarins devinent dans les sciences, dans les méthodes et surtout dans l’écriture européennes des rivales avec lesquelles ils refusent d’entrer en lutte parce qu’ils n’ignorent pas que la lutte leur serait fatale. Si par un procédé nouveau on trouvait le moyen d’apprendre aux élèves de nos lycées à lire et à comprendre le chinois aussi facilement qu’ils lisent et comprennent l’anglais ou l’italien, quel ne serait pas le dépit de certains sinologues bien rentés par nos corps savans pour donner un enseignement aussi peu suivi que peu contrôlé ? Telle est la dure extrémité clairement aperçue en Chine par les plus perspicaces, vaguement entrevue par les autres et non sans raison redoutée par tous. Ce qui se passe à la porte du Céleste-Empire, dans un pays longtemps rattaché à lui par des liens politiques et maintenant encore tributaire de sa littérature et esclave de son écriture figurative, n’est pas fait pour dissiper ces terreurs. Un journal s’imprime à Saigon qui substitue nos caractères phonétiques aux hiéroglyphes chinois, et les jeunes Annamites instruits dans les écoles de la colonie sont en mesure de lire cette feuille après quelques mois d’études. Cette réforme, opérée sans bruit, n’en contient pas moins, malgré sa simplicité, pour cette partie de l’extrême Orient, le germe d’une renaissance plus féconde encore que celle dont fut suivie en Europe la découverte de l’imprimerie. Dans un pays comme la Chine, où l’on a vu un empereur incendier toutes les bibliothèques et jeter au feu les lettrés, on peut attendre d’un souverain mieux inspiré qu’il prenne sous sa protection l’alphabet européen