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LA PRINCESSE TARAKANOV.

teurs plus qu’il ne voulait en dire ? Toujours est-il que ces messieurs recueillirent divers détails qui, transmis par lettre à Raguse, y donnèrent l’éveil. D’ailleurs les journées devenaient difficiles à remplir dans cette petite ville. Le désœuvrement et l’ennui frayaient la voie au soupçon, et les jeunes officiers français surtout, revenus maintenant de leur premier enthousiasme, se raillaient volontiers entre eux de leur ferveur chevaleresque, sans épargner toujours la dame qui en avait été l’objet.

Un incident inattendu vint les confirmer dans ces soupçons et porter au crédit de la princesse une atteinte irrémédiable. Sans être prude ni sévère, malgré une bonne grâce dont tout le monde profitait et qui n’avait rien à faire avec la coquetterie, elle ne se départait jamais d’une extrême réserve qui tenait en respect les plus téméraires, et ce n’était pas le trait le moins étrange que la conduite d’une jeune femme, entourée d’admirateurs, qui avait, comme on ne l’ignorait pas, agréé les hommages du prince de Limbourg, n’offrît pas la prise la plus légère à la malignité. Vers la fin du mois de septembre, à l’époque où les raisins mûrissent, des paysans qui allaient de grand matin à Raguse trouvèrent dans un sentier, à quelques pas d’une petite porte du jardin de M. Descriveaux, qui donnait sur les vignes, un homme évanoui et blessé. Il avait à la main une clé qu’on découvrit être celle du jardin. Ils le transportèrent à la ville. Cet homme était Domanski. Le garde raconta qu’il remarquait depuis plusieurs nuits un homme errant dans les vignes, qu’il l’avait interpellé, et que, n’ayant pas obtenu de réponse, il lui avait tiré un coup de fusil, mais ne croyait pas l’avoir atteint. Les Polonais et M. Descriveaux, dont le garde s’était peut-être trop pressé de tirer, avaient également intérêt à éviter le scandale d’un procès ; ils assoupirent l’affaire d’un commun accord. Toutefois cet incident donna lieu à beaucoup de commentaires. Les explications imaginées par Domanski ne convainquirent personne. Radzivil se rappela que ce jeune homme était le premier qui lui eût parlé de la princesse, et fut frappé de la chaleur d’admiration qu’il avait toujours témoignée pour elle. On rassembla, malgré la discrétion de Domanski, divers indices qui semblaient trahir une passion profonde. Pour tout dire, on découvrit après coup un sens suspect aux démarches les plus simples, à mille choses qui avaient paru jusqu’alors parfaitement naturelles. On ne douta plus que la dame eût un amant, et plusieurs, qui enviaient au fond du cœur le sort de Domanski, la qualifiaient d’aventurière, et n’étaient pas éloignés de lui donner Domanski pour complice.

Cependant, par un reste d’habitude ou pour n’en pas avoir le démenti, on gardait encore avec elle les dehors du respect ; mais elle