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LA VRAIE ET LA FAUSSE DÉMOCRATIE.

ment ce droit de l’individu, toujours menacé dans nos sociétés modernes, et par la passion démocratique du progrès qui pour le réaliser recourt trop volontiers à la force, et par la passion de l’égalité qui croit se satisfaire par un nivellement brutal. On a remarqué fort justement que là où la démocratie est le pouvoir suprême, le petit nombre et à plus forte raison un seul ne sont pas assez forts pour soutenir les opinions dissidentes et les intérêts menacés. Il faut aviser pourtant à ce que la masse ne puisse pas écraser l’individu. Il faut à tout prix trouver un soutien social, un point d’appui pour les résistances individuelles à certaines tendances qui pourraient être abusives du pouvoir gouvernant, une protection, un point de ralliement pour les opinions et les intérêts que l’opinion la plus forte et l’intérêt prédominant regardent avec défaveur. Quel sera ce point d’appui ? Il nous suffira d’avoir posé le problème et de l’avoir amené jusque-là. L’étude des moyens pratiques excéderait de beaucoup les limites que nous nous sommes fixées. Nous ne présenterons donc ni l’apologie ni la critique des artifices plus ou moins ingénieux ou des mesures salutaires par lesquels on pourrait trouver un correctif aux instincts dominateurs d’une majorité numérique. Quels freins pourrait-on opposer aux emportemens de la mauvaise démocratie ? Comment assurer l’inviolabilité du droit contre les tentatives de la force et du nombre ? Comment doit-on s’y prendre pour tempérer l’élément numérique ou du moins pour le contenir dans sa sphère d’action par l’élément de la raison, gardienne du droit ? Ici se pressent en foule les divers systèmes. Les uns se confient exclusivement pour cette œuvre de préservation à l’intelligence présumée, excluant du suffrage quiconque ne sait ni lire ni écrire, accordant à certaines catégories de personnes, pour leur instruction plus étendue, plusieurs suffrages, ce qu’on appelle le suffrage plural, garantissant enfin par d’ingénieux mécanismes de vote la représentation des minorités. D’autres, se défiant de l’esprit, qui n’est pas, selon eux, le vrai contre-poids du nombre, cherchent ce correctif dans l’intervention de l’élément moral sous les formes les plus variées, par exemple certaines conditions d’âge qui excluraient du suffrage les témérités de la première jeunesse, certaines conditions de domicile qui, en attachant le citoyen à son foyer, lui donneraient l’esprit municipal, initiateur et garant de l’esprit politique, et frapperaient d’une sorte d’incapacité les nomades et les irréguliers du travail, — enfin un système qui attribuerait une plus grande valeur au suffrage du chef de famille par cette raison fort plausible qu’une famille, résumée dans le vote collectif de son chef, représente une plus grande somme d’intérêts matériels et moraux que le vote irresponsable d’un individu de passage au milieu de la société, sans lien avec l’avenir.