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dont elles sont faites, qu’elle décide à son gré de ses institutions. Qui donc serait meilleur juge qu’elle-même de ses véritables intérêts ? Qu’elle puisse en toute liberté examiner, comparer les avantages et les inconvéniens de chaque système, et, son choix fait, l’imposer au respect des minorités violentes. C’est la véritable démocratie, celle de la liberté, qui ne laisse ni confisquer ni surprendre la volonté nationale, et qui ose en défendre l’expression sincère contre l’absolutisme radical. On nous a mille fois présenté dans ces derniers temps le sombre tableau des vices et des corruptions qu’entraîne après soi l’institution monarchique. Il n’y a que trop de réalité dans cette peinture ; mais quelle institution humaine pourra résister à une pareille analyse ? Dans laquelle ne trouverons-nous pas matière aux plus sérieuses critiques, quand on l’aura soumise à une expérimentation sincère et suffisamment prolongée ? Que le pouvoir absolu produise les plus tristes effets sur les âmes, qu’il exerce sur tout un peuple les plus dégradantes influences, nous en tombons d’accord ; mais croit-on que la démocratie pure, absolue, n’ait pas aussi ses vices secrets, ses influences néfastes et ses périls ? Qui ne les connaît ? Des amis éclairés de la démocratie, comme M. de Tocqueville et M. Stuart Mill, des observateurs consciencieux comme lord Brougham, comme M. de Parieu dans son récent ouvrage[1], les ont signalés avec une singulière et douloureuse perspicacité.

Détachons quelques traits de ce tableau. Le premier et le plus saisissant, c’est l’instinct naturel des démocraties d’écarter du pouvoir ou de la représentation nationale les esprits les plus cultivés par la méditation et l’étude, les intelligences supérieures. Les démocraties sont défiantes. Elles proclament même comme une obligation le droit d’être ingrates envers qui les a servies avec le plus d’éclat. Elles se considèrent comme affranchies de toute reconnaissance envers de grands services qui pourraient les lier, et de tout respect à l’égard du génie qui pourrait les asservir. Par le droit supérieur du nombre, à qui l’on doit tout et qui ne doit rien à personne, elles pratiquent une sorte d’ostracisme à l’égard de toute supériorité. Ce qu’elles craignent par-dessus tout, c’est d’être dupes d’un engouement ou d’une admiration. Elles ne donnent jamais leur confiance, elles la prêtent ; elles la retirent au moindre soupçon, sans avoir besoin de rendre compte à personne, ni de fournir aucune explication. De là cette tendance si souvent remarquée à n’adopter pour mandataire que celui qui représente le plus exactement leurs idées, leurs caprices, leurs passions même. Ce sentiment d’envie ou de méfiance envers tout ce qui s’élève au-dessus de la moyenne dès électeurs était déjà signalé par M. de Tocqueville, il y a près

  1. Principes de la science politique, ch. IV, de la Démocratie.