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LA HOLLANDE ET LE ROI LOUIS.

la pose de la quille d’un grand vaisseau de ligne, et on lui demanda d’en être le parrain. Le prince français enchanta les marins en désignant le nom du plus illustre des amiraux néerlandais, de Ruyter. Un hourrah formidable répondit à cette désignation. Pourtant M. et Mme Schimmelpenninck le reçurent à la Haye assez froidement. De nouveau des rumeurs étranges circulaient dans leur entourage. On disait l’empereur tourmenté par les démarches des princes allemands dépossédés ou ambitieux qui s’offraient à lui pour mettre fin à la république batave. D’autres lui attribuaient le dessein de remplacer Schimmelpenninck par un de ses frères, ou même par Murat ; ce dernier nom avait le privilège d’irriter beaucoup l’amour-propre hollandais. Ver Huell déplorait très haut l’affaiblissement de la vue du conseiller-pensionnaire, qui bientôt, disait-il, serait hors d’état de remplir ses fonctions. Schimmelpenninck, il est vrai, souffrait déjà du mal d’yeux qui dégénéra plus tard en cécité complète ; mais Ver Huell s’inquiétait bien longtemps d’avance. Louis aussi se disait contrarié de ces rumeurs, qui, à l’entendre, n’avaient aucun fondement, et lui paraissaient injurieuses pour la loyauté de son frère. Toutefois, s’étant rendu au-devant de l’empereur à Strasbourg, celui-ci lui dit brusquement : « On vous voyait avec plaisir en Hollande ; pourquoi l’avez-vous quittée ? Il fallait y rester. » Louis répondit que les bruits en circulation lui déplaisaient autant qu’aux Hollandais. Napoléon répliqua vaguement, et il ne fut pour le moment question de rien de plus ; mais Ver Huell ne tarda pas à se retrouver dans l’intimité de l’empereur à Paris, et Schimmelpenninck à recevoir une curieuse lettre de Talleyrand, datée du 6 février 1806. Le diplomate français communiquait au conseiller-pensionnaire les inquiétudes de l’empereur relativement à sa santé, à l’obligation où il serait peut-être bientôt de résigner ses fonctions, à la possibilité d’un mauvais choix quand il faudrait inviter leurs hautes puissances à lui donner un successeur, aux tendances anglomanes qui se manifestaient en Hollande, enfin au caractère instable de la forme de gouvernement que ce pays avait adoptée. Il priait Schimmelpenninck de lui désigner un homme de confiance avec lequel il pourrait délibérer à tête reposée sur ces matières délicates ; en même temps il lui déclarait que l’amiral Ver Huell était le seul homme avec lequel l’empereur désirât les discuter sans réticence.

Schimmelpenninck n’eut pas besoin d’un second avertissement pour deviner que la république Batave, dont la France naguère garantissait l’existence indépendante, était condamnée à mort par son principal garant, et que tout cher et grand ami qu’il fût de sa majesté l’empereur et roi, lui-même n’avait plus qu’à se préparer à la retraite. Cependant il ne voulut pas encore se tenir pour battu, et