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ginski envoya un de ses affidés à Oberstein pour demander des éclaircissemens. La facilité de Radzivil à croire cet étrange récit s’explique parfaitement, car, loin de contrarier le plan qu’il avait formé de s’adresser à la Porte pour l’intéresser à la Pologne, rien n’y répondait mieux que de susciter de nouvelles chances de révolution en Russie au moment où la guerre reprendrait sur le Danube avec un redoublement de vigueur. Il avait résolu de se rendre à Venise pour correspondre de plus près avec la Porte. Divers incidens s’opposèrent aux entrevues secrètes projetées entre la princesse et lui. Ils correspondaient par l’intermédiaire de Domanski. Il fut convenu qu’elle se rendrait également à Venise, où elle rencontrerait Radzivil, pour se mettre elle-même en relations avec la Porte.

L’annonce de son prochain départ plongea le prince de Limbourg dans le désespoir. Cependant depuis que la princesse Tarakanov avait remplacé la dame d’Azof, sa soumission avait encore augmenté pour une si haute personne, et il ne songeait pas à s’opposer à des desseins dont le succès l’intéressait lui-même à si haut point. Il se résigna lorsqu’elle lui fit voir une lettre par laquelle une parente de Radzivil, la comtesse Sangusko, qui habitait Paris, l’informait de l’approbation donnée par le roi Louis XV à son projet d’aller à Constantinople, et d’y proclamer dans un manifeste ses droits au trône de Russie. Malgré la gêne extrême où il était alors, le prince de Limbourg réussit à lui procurer les moyens de se rendre à Venise avec un train princier. Il lui donna une preuve plus grande encore de son dévoûment : comme pour sceller une union que l’église n’avait pas consacrée, mais qu’il s’obstinait à regarder comme indissoluble, il lui reconnut par écrit, au dernier moment, le droit de prendre le titre de princesse de Styrum-Limbourg (c’était tout ce dont il disposait alors), s’il venait à mourir. Elle partit le 13 mai 1774, et le prince l’accompagna jusqu’à Deux-Ponts. Il la laissa continuer seule son voyage sous le nom de comtesse de Pinneberg ; c’était celui d’une seigneurie située dans le Holstein, un des fiefs nombreux sur lesquels le prince de Limbourg se flattait d’avoir des droits.

Radzivil l’attendait à Venise depuis le mois de mars. Un somptueux appartement avait été préparé pour la recevoir, par les soins de Domanski, dans le palais de l’ambassadeur de France. Le surlendemain de son arrivée, après lui avoir laissé prendre un jour de repos, le prince Radzivil vint, escorté d’un grand nombre de Polonais en riches costumes, lui faire une visite de cérémonie. Elle la lui rendit la semaine suivante chez sa sœur, la princesse Morawska. L’incognito qu’elle croyait devoir garder était un voile transparent.