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compatriote. On trouvera dans la correspondance publiée par M. de Charnacé les marques les moins équivoques de cette intelligente et courageuse sympathie, «Enfin, écrit la reine à sa sœur Marie-Christine, voilà un grand triomphe; nous avons eu le 19 (avril 1774) la première représentation de l’Iphigénie de Gluck; j’en ai été transportée. On ne peut plus parler d’autre chose; il règne dans toutes les têtes une fermentation aussi extraordinaire sur cet événement que vous le puissiez imaginer, c’est incroyable; on se divise, on s’attaque comme s’il s’agissait d’une affaire de religion, A la cour, quoique je me sois prononcée publiquement en faveur de cette œuvre de génie, il y a des partis et des discussions d’une vivacité singulière. Il paraît que c’est bien pire encore à la ville. J’avais voulu voir M. Gluck avant l’épreuve de la représentation, et il m’avait développé lui-même le plan de ses idées pour fixer, comme il l’appelle, le vrai caractère de la musique théâtrale et le faire rentrer dans le naturel; si j’en juge par l’effet que j’ai éprouvé, il a réussi au-delà de ses désirs. M. le dauphin était sorti de son calme, et il a trouvé partout à applaudir. Comme je m’y attendais, à la représentation, s’il y a eu des morceaux qui ont transporté, on avait l’air en général d’hésiter. On a besoin de se faire à ce nouveau système, après avoir eu tant l’habitude du contraire; aujourd’hui tout le monde veut entendre la pièce, ce qui est un bon signe, et Gluck se montre très satisfait. Je suis sûre que vous serez heureuse comme moi de cet événement. » À cette lettre de Marie-Antoinette, on peut en joindre une autre non moins caractéristique de la princesse de Lamballe : « Gluck composa son Armide pour faire une allusion flatteuse à la beauté de Marie-Antoinette. Je n’ai jamais vu sa majesté manifester plus d’intérêt à quoi que ce fût qu’à la réussite de cette pièce. On peut dire qu’elle était l’esclave d’Armide. Elle avait l’extrême complaisance d’écouter toutes les pièces de Gluck avant que celui-ci les mît en répétition au théâtre. Gluck disait lui-même qu’il avait toujours amélioré sa musique d’après l’effet qu’elle avait produit sur la reine. » Où sont aujourd’hui les souveraines jalouses d’exercer sur le génie une si gracieuse influence? Où sont les dames du palais capables de ne point préférer Orphée aux enfers au véritable Orphée? Il fallait entendre vers sa fin Meyerbeer s’exprimer sur ce sujet avec l’ironie et l’amertume des froissemens ressentis! Experto crede Roberto. Cette reine, au demeurant si frivole, était une musicienne exquise : « Gluck me compose des airs que je joue sur mon clavecin! » Sans aucun doute, on avait tort de gaspiller le temps, de compromettre sa renommée en mille absurdes amusettes; mais on savait au besoin se déclarer ouvertement pour les choses de l’intelligence, on faisait campagne pour Iphigénie, et somme toute, en dépit des chiffons, des charades et des jeux innocens, c’était encore la cour de France.


F. DE LAGENEVAIS.