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de maltraiter Armide. Il ne peut admettre « qu’un poète, un homme de lettres juge despotiquement en musique, qu’on discute sur l’art de la guerre en présence d’Annibal, » et ne s’aperçoit pas que le despote c’est lui, le grand homme, aveuglé par l’orgueil de son génie au point de ne vouloir souffrir ni contradicteur ni rival. Lorsque La Harpe écrit ces lignes : « Le rôle d’Armide est presque d’un bout à l’autre une criaillerie monotone et fatigante; le musicien en a fait une Médée et a oublié qu’Armide est une enchanteresse et non pas une sorcière, » je trouve sa critique au moins peu sensée, mais j’avoue en revanche ne pas me sentir porté d’une bien chaude sympathie vers ce musicien qui se compare à Annibal, et nous dit le plus naïvement du monde à propos de Piccini : « Je lui ai frayé le chemin, il n’a qu’à me suivre, » ajoutant sur un ton de rogue persifflage : « Je ne vous parle pas de ses protecteurs. Je suis sûr qu’un certain politique de ma connaissance donnera à dîner et à souper aux trois quarts de Paris pour lui faire des prosélytes, et que Marmontel, qui sait si bien faire des contes, contera à tout le royaume le mérite excessif du sieur Piccini! » Quant aux protections, Gluck aurait pu se dispenser de toucher à ce point délicat, vu qu’on était à deux de jeu, car si l’auteur de Didon avait pour lui Mme du Barry et la cabale de Luciennes, c’était sous les auspices de la reine de France que l’auteur d’Alceste et d’Armide faisait son double métier d’homme de génie et d’agitateur. Gluck avait le sentiment intime du mérite et de la dignité de ses ouvrages; mais cette conviction formait en somme toute son esthétique : en dehors de lui, ce grand esprit n’admire rien, pardon, il admire... le Devin du Village! Parlez-moi de ces hommes intraitables, de ces héros carrés par la base, pour savoir plier leur échine devant toutes les puissances! Rousseau exerce une influence considérable sur l’opinion, c’est un critique qu’il ne faut point avoir contre soi ; à celui-là, on n’aura garde de reprocher d’être un homme de lettres, un poète, un philosophe, à Dieu ne plaise! on le traite en confrère, en maître! On l’appelle « le fameux Rousseau de Genève, » on célèbre la sublimité de ses connaissances, et, tandis qu’on affecte un suprême dédain pour les œuvres d’un Piccini, on se prend de bel enthousiasme pour la dernière des rapsodies. « J’ai vu avec satisfaction que l’accent de la nature est la langue universelle. M. Rousseau l’a employé avec le plus grand succès dans le genre simple; son Devin du Village est un modèle qu’aucun auteur n’a encore imité. ». On dénie aux philosophes le droit de discourir sur la musique; mais, quand ils se nomment Rousseau et que leur plume vous tient en respect, on se plaît à reconnaître qu’ils en savent composer de sublime.

Nous avons raconté dans notre étude sur Gluck[1] la part d’influence que prit Marie-Antoinette au mouvement réformateur de son illustre

  1. Voyez, dans la Revue du 1er novembre 1866, le chevalier Gluck.