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négligée. Le Freischütz est un de ces ouvrages qu’un directeur quelque peu artiste se fait une fête d’avoir à remonter. Vivre des mois entiers en rapport avec l’inspiration d’un Weber, commenter par la mise en scène une musique aussi profondément pittoresque, n’est-ce point là un plaisir des plus délicats? J’imagine qu’on doit finir par croire que c’est arrivé, et que le vrai monde en ce monde est celui que la rampe éclaire. J’ai rencontré jadis à Vienne un brave homme dont Hoffmann aurait fait le héros d’un de ses contes. Après avoir été pendant trente ans directeur de divers théâtres en Allemagne, il s’occupait à cette époque à rédiger ses souvenirs, publiés depuis en deux magnifiques volumes avec gravures en taille-douce. Assez d’autres ont parlé ou parleront de Gluck, de Mozart, de Weber, de Spontini, d’Auber même, au point de vue musical et dramatique; ce qui l’intéressait, lui, uniquement, c’était le programme décoratif, la notation exacte et didactique de la mise en scène des pièces qu’il avait montées, et sa pensée sur Alceste mérite d’être connue. « Le rideau se lève, dit-il, la trompette retentit, un héraut s’avance ; nous sommes à Delphes. Alceste paraît, les prêtres d’Apollon s’approchent en longues robes flottantes, ils marchent d’un pas solennel, deux par deux, en mesure, entrent par la gauche, sortent par la droite, après avoir fait une demi-conversion sur le devant de la scène ! » La seule place qui eût convenu à l’auteur de ce curieux ouvrage eût été, s’il fallait l’en croire, à l’Opéra de Paris, car jamais son génie n’eut d’égal pour disposer des groupes et faire mouvoir des masses. « Où sont-ils, lisons-nous dans sa préface, ceux qui ont comme moi médité sur le second acte d’Orphée, ceux qui seraient capables de diriger le chœur des furies et de régler la pantomime de ce terrible non, admiration de tout un siècle, et qu’on prononce en portant la jambe gauche en avant, — ceux qui ont vécu avec Iphigénie sur les rivages de la Thrace? Qu’on me montre l’homme ayant réfléchi sur toutes ces hautes questions et passé quarante ans à se rendre compte scène par scène du geste, de l’intonation, des costumes, ainsi que des moindres effets de la perspective. »

L’homme qui certainement a le mieux médité sur ces sujets, c’est Gluck lui-même, et je renvoie le lecteur curieux de s’en convaincre au recueil de lettres éditées nouvellement d’après l’Allemand M. L. Nohl par M. Guy de Charnacé[1]. La plupart de ces lettres ont été écrites en français, quelques-unes seulement sont traduites. Gluck connaissait à fond la prosodie de notre langue, qu’il maniait à son propre usage avec un accent dont la rudesse n’aidait point médiocrement à l’autorité de son discours. Il faut le voir tomber à bras raccourcis sur La Harpe et rouler dans la poussière l’infâme cuistre qui s’est permis

  1. Lettres de Gluck et de Weber, publiées par M. L. Nohl, professeur à l’université de Munich, traduites par Guy de Charnacé. Paris, Henri Plon.