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le public, qui distrait, ému d’avance, n’apportait à cette représentation d’adieux aucune des dispositions nécessaires pour goûter une œuvre de style dont la place serait au Conservatoire. Il eût donc mieux convenu de ne point tant se hâter de juger en dernier ressort. Sobrement pensée, exécutée, pleine de qualités, qui n’ont d’autre défaut que celui de ne pas sauter aux yeux, d’un dessin toujours correct et pur, la partition de M. Bénédict, comme ces fresques de Flandrin, ne saurait être appréciée sans un certain recueillement qu’on ne trouve guère au milieu du brouhaha d’une salle de spectacle. En ce sens, Mlle Nilsson, par son zèle un peu aventureux, aura plutôt nui à la cause qu’elle avait pris à cœur de servir; mais, je le répète, l’insuccès ici ne prouve rien : après comme avant, la Légende de Sainte Cécile reste une composition des plus remarquables. L’auteur est un de ces honnêtes émigrans de la vieille et classique Allemagne qui de tout temps sont venus chercher fortune en Angleterre, où, pour un musicien, avoir la tête assez carrée pour coiffer la perruque de Haendel équivaudra toujours à ce qu’était pour un paladin du moyen âge la faculté d’endosser l’armure de Roland. On peut dire de M. Bénédict qu’il possède la tradition, chose en tout lieu fort considérable, mais dont le prix sur le sol britannique ne se calcule pas. Sa science, l’auteur de Sainte Cécile la tient de la bouche même des Hummel, des Weber, et s’il peint dans la demi-teinte, du moins a-t-on affaire à quelqu’un qui connaît son métier. Il y a là un chœur d’anges d’une inspiration tout adorable; comme sentiment, poésie et délicatesse de touche, c’est exquis. J’insisterais également sur l’air final que chante la sainte en exhalant son âme vers le ciel, si ce n’était aller contre la pensée même de l’artiste de procéder par citations au sujet d’une œuvre dont les morceaux ne sauraient se détacher, et qui veut être surtout envisagée, étudiée dans son ensemble, d’un ton décidément très distingué, bien qu’un peu gris.

C’était du reste, cette semaine-là, comme une poétique octave de sainte Cécile; il semble que de tous côtés on se fût donné le mot pour célébrer les vertus et la gloire de la vierge martyre. Le surlendemain du jour où l’Opéra venait d’exécuter l’oratorio de M. Bénédict, la même légende renaissait sous forme de tragédie à l’hôtel des travaux publics, dans une fête de bienfaisance, et Mlle Favart procurait aux vers de M. Anatole de Ségur des applaudissemens que Christine Nilsson n’avait pu réussir à soulever en faveur des harmonies de son maître adoptif. Involontairement, pendant cette double audition musicale et littéraire, nous songions au Polyeucte que prépare en ce moment M. Gounod, et nous nous disions : Combien serait utile à notre musicien l’étude comparée de ces deux ouvrages, si différens d’ailleurs de pensée et de style, et n’ayant de commun que le sujet! Le vrai génie ne se lasse pas de méditer sur ce que les autres ont fait avant lui du motif qu’il traite. M. Gounod a trop de clartés dans l’esprit pour ne pas savoir déjà tout