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pas menteurs. Il est malade, une violente fièvre nerveuse le retient au lit depuis le jour du concert. Cela va même très mal, il passe des demi-journées dans le délire. J’ai rencontré son médecin, et, prenant mon grand courage, je l’ai abordé. Qu’est-ce que cela fait ? tout le monde sait qu’au sortir du concert j’accompagnai Morrik jusque chez lui. Quel mal y a-t-il à m’informer de sa santé ?

Le docteur était très sérieux. J’aurais voulu l’entretenir plus longtemps, afin de lui demander s’il redoute quelque danger prochain ; mais un de ses malades l’aborda, je dus y renoncer.

Avec quelle angoisse je m’assis au soleil, les yeux fixés sur l’eau de la rivière qui roulait des bûches de bois flotté qu’elle enlevait violemment des rochers sur lesquels elles s’étaient arrêtées un instant ! Que sommes-nous de plus, pauvres humains, entraînés dans le fleuve de la destinée ? Que sont nos meilleurs jours, sinon de courtes haltes sur un écueil d’où la première vague nous arrache ?

Paix ! paix ! les battemens orageux de mon cœur me tuent.

Comment puis-je me le figurer mourant et ne pas être auprès de lui ? C’est une énigme pour moi. Ô mon Dieu ! en sommes-nous là ? Et pourtant, même dans mes rêves, jamais l’idée ne m’est venue que je pourrais lui fermer les yeux.

Le 12 au soir.

Mon but est atteint, j’ai remporté la victoire, et la joie que j’en ressens est digne de la lutte qu’il m’a fallu soutenir. Je reviens de chez lui, j’y suis restée tout le jour ; j’y retournerai demain, et tous les jours, aussi longtemps que cela durera.

Ce matin, j’envoyai mon hôtesse à sa pension s’informer comment il avait passé la nuit. Elle me rapporta qu’elle avait été reçue par une grosse dame blonde, d’un certain âge, qui, apprenant qu’elle venait de ma part, s’était contentée de lui répondre avec humeur: — Toujours de même, — tandis qu’on entendait d’étranges paroles prononcées par le malade, en proie au délire de la fièvre dans la chambre voisine.

Une nouvelle terreur me saisit ; je savais ce qu’il pense des intentions philanthropiques de la dame sans nerfs, et quel soin il avait mis jusqu’alors à s’y soustraire. Et c’est elle qui le soigne pendant son délire, c’est elle que dans ses heures lucides il verra près de son lit ! Cette image me devint intolérable.

Je n’hésitai plus. De bonne heure je montais l’escalier de sa pension, bien décidée à laisser de côté toute autre considération que l’intérêt de son bien-être et de son repos.

Mon courage faiblit un seul instant, lorsque, ayant frappé à sa porte, j’entendis la voix qui me criait : — Entrez ! — Mais en face