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tase ; mais le musicien, ayant posé sa guitare, prit un autre instrument qu’il nous dit être le kikiliri, espèce d’harmonica en bois que fabriquent les paysans tyroliens. Les sons qu’il en tira étaient rudes et criards. Chacun d’eux me causait une espèce de souffrance à la fois physique et morale ; je serais sortie, si je n’avais craint d’interrompre l’artiste. Tremblant pour Morrik, dont je connais l’extrême susceptibilité nerveuse, je jetai furtivement un coup d’œil de son côté. Il avait les yeux fermés, la tête appuyée sur sa main droite, comme s’il cherchait à ne pas entendre ces accens désagréables. Puis ses lèvres pâlirent, ses yeux à demi entr’ouverts devinrent ternes, et sa tête tomba sur le dossier du fauteuil. D’autres aussi s’en aperçurent, mais nul ne bougea. Je crois vraiment qu’on se faisait un méchant plaisir de me laisser le soin de lui venir en aide. Cette indignité me rendit toute ma présence d’esprit. Me levant aussitôt, je priai le musicien de s’arrêter parce qu’un monsieur se trouvait mal, et j’inondai le front de Morrik d’eau de Cologne dont j’ai toujours un flacon sur moi. Il revint à lui en poussant un long soupir. Tous les spectateurs s’étaient levés, mais sans quitter leurs places, uniquement pour mieux voir ce qui se passait. Le joueur de guitare seul me prêta secours. Nous conduisîmes Morrik hors de la salle. L’air extérieur le remit tout à fait ; il s’appuya sur mon bras pour descendre l’escalier. — Je vous remercie, — dit-il, et ce furent toutes ses paroles. Son domestique ne se trouvant pas là, je l’accompagnai jusqu’à sa demeure. Quand nous en fûmes près : — Êtes-vous tout à fait bien ? lui demandai-je. — Il me répondit par un signe de tête et par un geste, serra ma main en étouffant un soupir, puis se dirigea vers la maison. Je le suivis des yeux jusqu’à ce qu’il fût entré. Il marchait d’un pas lent sans retourner la tête. Quand il eut disparu, je m’en allai de mon côté.

Cet incident m’a tellement bouleversée que je vais me mettre au lit. Ma tête est rompue ; dès que mes yeux se ferment, j’entends de nouveau cet infernal kikiliri, et je sens dans toutes mes veines la chaleur et l’air oppressant de cette maudite salle.

Le 11 janvier.

Quatorze jours de maladie pendant lesquels je n’ai touché ni plume, ni livre, ni piano. C’était une légère grippe ; la diète et le sommeil m’en ont délivrée. Je vais faire ma première sortie ; le temps est assez beau, quoique froid. Il me tarde d’avoir des nouvelles de Morrik, mais à qui m’adresser pour cela ?

Après midi.

J’avais raison de m’inquiéter, et les rêves de la fièvre n’étaient