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car, ôtant son bonnet : — Madame, dit-il d’un ton tout à fait doux et d’un air découragé, pardonnez-moi, j’ai perdu la tête. — Il me fit un profond salut, et descendit un sentier sur lequel je pus suivre longtemps des yeux sa sombre personne au milieu des saules.

Maintenant la pitié chez moi l’emporte sur l’indignation. Est-il donc possible qu’un mourant regarde une mourante avec d’autres sentimens que ceux de la tristesse ou de la résignation ?

Évidemment son esprit est troublé. Faut-il en parler à Morrik ? Oui, car s’il m’arrivait encore de rencontrer ce fou, l’effroi pourrait bien me rendre incapable de le maîtriser.

Quelques jours plus tard.

Je n’ai pas eu besoin de raconter ce désagréable incident à mon ami, le malheureux qui me faisait peur ne se trouvera plus sur mon chemin. Ce matin, l’hôtesse m’a raconté qu’un jeune homme était mort la nuit dernière. D’après sa description, ce ne peut être que le pauvre fou. On l’a trouvé mort d’un coup de sang dans son lit.

Je me reproche de lui avoir parlé trop durement peut-être ; mais je n’avais pas d’autre arme que la parole, et son regard était terrible. D’ailleurs je ne pouvais pas savoir au juste s’il était ou non dans son bon sens.

Le 23.

J’ai reçu ce matin une visite à laquelle certes je ne me serais jamais attendue : c’était le bourgmestre de la ville de Méran. Il venait me remettre une lettre, accompagnée du testament de son auteur, qui me constitue sa légataire universelle. Je demeurai stupéfaite… Je jetai les yeux sur la lettre ; l’écriture m’était inconnue, l’adresse était en français, ce qui me causa je ne sais quelle vague terreur. Mon étonnement parut mettre le bourgmestre à son aise. Il avait cru sans doute que des relations intimes existaient entre le défunt et moi, et il redoutait une scène déchirante.

— Voulez-vous lire cette lettre maintenant ou plus tard ? — me demanda-t-il. Je l’ouvris et la lus. Mon cœur battait à se rompre ; mais je ne laissai pas voir mon émotion, du moins je l’espère. La lettre contenait le même langage qui m’avait mise hors de moi lorsque je l’entendis sortir de la bouche du malheureux insensé ; à peine l’expression en était-elle un peu tempérée par l’idée de sa mort prochaine. Je ne pus déchiffrer complètement ces lignes tracées par une main fiévreuse.

Quand je posai la lettre, le bourgmestre se tourna vers moi d’un air tout à fait bienveillant.