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matin, il envoie son domestique demander de mes nouvelles. Notre excursion lui a fait du bien. Pour moi, j’en sens encore l’effet dans tous mes membres. Aujourd’hui je vais écrire à mon père, je lui parlerai de Morrik ; cela lui fera plaisir, j’en suis sûre.

Le 11.

Enfin a commencé le doux régime de l’hiver méridional, et l’on assure que c’est pour tout de bon. Hier je me suis promenée avec Morrik depuis dix heures du matin presque jusqu’au coucher du soleil. Nous étions très gais, et nous prîmes l’engagement de ne plus parler de nos maux ; mais j’ai bien remarqué qu’il s’imagine que je suis mieux, tandis que c’est tout le contraire, je le sens bien, rien qu’à cette gaîté qui, dans notre maladie, indique la fin prochaine. Je respire plus facilement, j’éprouve moins de peine à vivre, je mange aussi davantage, et mes nuits sont plus calmes, signes évidens de la consomption qui fait son chemin. Si j’allais jouer à mon vieux docteur le tour de mourir avant le printemps…

Le 19.

Je puis à peine tenir la plume, tant je tremble encore. Est-ce bien vrai que ce malheureux fou m’a tenu un pareil langage, m’a lancé des regards qui m’ont épouvantée ?

Sachant que je ne trouverais pas Morrik au Wassermauer, mes pas se sont dirigés machinalement vers le pont. Je ne sais à quoi je pensais, lorsque tout à coup le Polonais a comme surgi de terre à côté de moi et m’a saisi la main. Mon effroi était tel que je ne pus pas même pousser un cri ; je le regardai avec terreur, il semblait aussi ne pouvoir trouver des paroles. Bientôt cependant il commença, d’abord en mauvais allemand, puis en français, à s’excuser avec une extrême volubilité de sa conduite de l’autre jour : c’était un accès de douleur et de jalousie qui l’avait mis hors de son bon sens, et il était prêt à se couper la main qui avait pris la bride de mon mulet, si cela pouvait m’apaiser. En vain je cherchais à me dégager tandis qu’il me parlait. Je regardais de tous les côtés : personne ! Enfin mon courage et mon orgueil reprirent le dessus ; je réussis à retirer ma main en lui demandant de quel droit il adressait un tel langage à une inconnue. Il se tut un instant, sa figure était agitée d’un tremblement nerveux, puis… mais ce qu’il me dit je l’ai oublié, je veux l’oublier. Je l’écoutais comme s’il s’adressait à une autre. Seulement quelques menaces contre Morrik me firent craindre que ce fou ne pût être dangereux. Je ne sais ce que je répondis, mais cela produisit de l’impression sur lui,