Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/461

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Si vous croyez, répondis-je, que ce récit change l’opinion que j’ai de vous, c’est une erreur, vous ne me connaissez pas bien. Cela me confirme seulement dans la persuasion que j’ai bien agi en usant avec vous du droit qu’ont les mourans de dire la vérité. Notre relation m’est devenue si chère que je ne consentirais point à la rompre. Que serait l’amitié si l’on ne se sentait pas le courage de la défendre contre les attaques dont elle peut être l’objet ? Chassez donc les pensées qui vous affligent et restons, comme nous l’avons été jusqu’ici, de bons camarades, n’est-ce pas, mon ami ?

— Jusqu’à la mort ! s’écria-t-il en serrant ma main avec une vive émotion.

Je réussis bientôt à lui rendre toute sa sérénité. Nous nous remîmes en selle pour retourner à Méran.

Comme nous approchions du pont, j’aperçus, assis sur un banc au bord du chemin, un jeune Polonais qui m’était déjà connu d’une manière peu agréable. Je l’avais rencontré dans mes promenades solitaires, et chaque fois ses yeux noirs s’étaient fixés sur moi avec une expression telle que je me hâtais toujours de m’éloigner. C’est évidemment un pauvre malade en proie au désespoir, et la lutte intérieure se trahit sur sa belle et noble figure ; puis, son costume étranger, tout noir, ses hautes bottes, son bonnet de fourrure orné de plumes noires et blanches, tout lui donne l’air d’une apparition extraordinaire qui m’a souvent poursuivie dans mes rêves. En ce moment, il paraissait être calme et ne pas me voir. Morrik était en avant, car le pont n’est pas assez large pour deux cavaliers de front. Lorsque je passai près du banc, le Polonais, qui semblait dormir, s’élança tout à coup, saisit la bride de ma monture, me regarda fixement, éclata de rire. Mon mulet, effrayé, fit un écart, il s’en fallut peu que je ne fusse jetée dans la rivière. Avant que j’eusse repris mon sang-froid, le jeune homme avait disparu. Mon guide lança quelques jurons après lui ; mais je lui imposai silence, car nous rejoignions Morrik, et je n’aurais pas voulu pour tout au monde qu’il s’aperçût de cet incident. Je m’informerai si ce Polonais n’est pas fou.

Le 8 novembre.

Voilà le second jour que règne ce mauvais vent qui ne permet pas aux malades de sortir. C’est dommage, je me réjouissais de pouvoir dire à mon ami tant de choses qui se sont accumulées dans mon esprit depuis que nous nous sommes touché la main. Il faut prendre patience. C’est singulier comme la solitude, qui naguère était ma vie, me pèse à présent que j’ai quelqu’un à qui faire part de mes pensées. Livres et musique ne me suffisent plus. Chaque