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leur accorde pas la faveur de vivre quelques heures de plus dans un verre d’eau ?

Le 29.

Mon jour de naissance. Les années précédentes, je ne songeais point à cet anniversaire, et ne me suis jamais demandé si les autres y pensaient ; mais celui-ci, qui doit être le dernier, je veux le fêter aussi bien qu’il me sera possible.

Je suis sortie, quoique le temps fût assez froid et couvert. Sur le seuil de la maison, je rencontrai le domestique de M. Morrik qui venait demander des nouvelles de ma santé, parce que depuis plusieurs jours je n’avais pas paru au Wassermauer. Cela me fait plaisir de voir que quelqu’un s’inquiète de moi ; dans notre dernier entretien, je m’étais montrée si peu aimable ! il me semblait que nul ne devait plus se soucier ni de ma vie ni de ma mort.

Après m’être promenée quelques instans, je me suis assise près d’une femme qui faisait rôtir des châtaignes, et j’en ai mangé pour me réchauffer, car je me sentais un peu saisie par le vent glacial qui souffle du Kuchelberg.

Voilà donc mon jour de naissance ! Cela me vient bien ! Une mourante doit-elle songer à fêter cet anniversaire ?

Je reconnais décidément qu’il avait raison et que j’avais tort. C’est n’avoir pas de cœur que de prendre gaîment son parti d’être rappelé avant d’avoir accompli sa tâche en ce monde ; mais la distinction établie par lui entre sa position et la mienne n’était pas juste. N’avais-je pas aussi des devoirs ? Ma mère n’a-t-elle pas rempli les siens jusqu’à son dernier soupir ? Comment puis-je me réjouir de ma solitude inutile, de même que l’enfant qui manque son école ?

Mais voici des lettres de mon père…

Le soir du même jour.

Le soleil ayant reparu, je suis retournée à la promenade. M. Morrik s’y trouvait. Je voulus d’abord l’éviter, craignant d’avoir l’air d’être venue pour lui. Il se leva dès qu’il m’aperçut. — Combien je suis aise de vous voir, chère demoiselle ! dit-il. Vous serez surprise du miracle que vous avez opéré. En vous écoutant, je sentais déjà bien quelle impression vos paroles produisaient sur moi, seulement, vous le savez, chacun, lors même qu’il reconnaît avoir tort, n’en persiste pas moins à soutenir son opinion ; mais, quelques heures plus tard, j’étais complètement converti, et j’ai juré de ne plus jamais déserter le drapeau que vous portez si vaillamment.

— Que direz-vous donc, lui répondis-je à voix basse, quand vous saurez que maintenant je lui suis devenue infidèle ?