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quel pouvait bien être son nom. Suivant toute probabilité, c’est un M. Morrik, de Vienne.

Le 20.

Deux journées d’ennui… J’étais comme anéantie, je suis restée dans ma chambre à lire, à faire de la musique, et malgré cela j’ai bien reconnu que la solitude même a ses heures pénibles.

Aujourd’hui, me trouvant mieux, je suis sortie. La première personne que j’ai rencontrée était M. Morrik ; c’est bien son nom, une personne s’est adressée à lui en le nommant ainsi. Nous sommes restés longtemps assis sur un banc du jardin d’hiver ; il ne faisait pas assez chaud pour se promener ailleurs. Notre entretien a vraiment été remarquable. Pour la première fois, j’ai compris ce que c’est que penser tout haut. Les idées m’arrivaient en foule, et je les exprimais avec un aplomb dont je ne me serais jamais crue capable. Il y a chez moi comme deux esprits différens : l’un courageux, plein de bon sens et persuasif, qui se manifeste rarement ; l’autre, simple et timide, qui reste comme frappé de stupeur et n’ose plus dire un mot dès que son collègue prend la parole.

Laissant libre essor au premier, je débitai un discours presque violent sur la peur de la mort, dont le pâle visage de mon interlocuteur porte l’empreinte. J’ai oublié la plupart de mes argumens, qui me semblaient irrésistibles, seulement je me rappelle que le texte de mon sermon était cette phrase de Goethe : « j’ai été un homme, ce qui signifie un lutteur. »

— Eh bien ! dis-je entre autres choses, si nous sommes tous des lutteurs, si tous nous devons tôt ou tard tomber sous notre drapeau, pourquoi la lâcheté ne serait-elle une honte que pour ceux qui font métier de porter des armes ? pourquoi ne regarderait-on pas comme un déshonneur, lorsque le danger s’approche, de se cramponner à la vie en pleurant et gémissant ? Le soldat auquel on propose de déserter la veille d’une bataille refuse avec indignation, et courra plutôt se faire tuer en tête de ses braves camarades ; le mourant qui supplie et se lamente sans cesse pour obtenir de la mort un jour, une heure, une minute de répit, n’est-il pas bien plus indigne encore d’éveiller en nous le moindre sentiment de pitié ?

Puis, jetant un coup d’œil sur le merveilleux paysage tout resplendissant de lumière qui s’étalait à nos regards, je m’écriais : — Sans doute on ne peut blâmer les regrets de celui qui va quitter tant de belles choses sans savoir ce qu’il trouvera au-delà du tombeau. Et pourtant il ne les perd pas ; la joie que nous avons sentie, le bonheur que nous avons goûté une fois est à nous pour toujours. Qu’a de commun le temps avec notre âme éternelle ? Ce qu’elle a aimé, acquis, découvert, est une propriété qu’elle conserve, et