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d’une monnaie blanche, chose des plus rares en ce pays, l’apprivoisa si bien qu’il voulut m’accompagner, et, marchant à côté de moi, me soutint de sa grosse patte. Je ne pouvais faire autrement que d’accepter cette aide, et dans le fait elle m’était nécessaire, sans cela je serais difficilement arrivée jusqu’aux ruines. Il gagna bientôt ma sympathie par la discrète retenue avec laquelle il me questionnait et l’entière confiance qu’il me témoignait en parlant de lui et de ses affaires. Quelle différence entre ce paysan et l’impitoyable bavarde qui m’accablait hier de ses offres de service ! Combien le tact naturel du simple villageois l’emporte sur la politesse affectée de ce qu’on appelle la bonne société !

L’aspect des ruines de Zéno est admirable. Il ne reste debout que la chapelle et une seule tour, entourées de débris revêtus de lierre, où se chauffent au soleil des familles entières de lézards. Toute sorte de broussailles pendent sur le précipice au fond duquel le Passer se brise sur des écueils nombreux.

Mon guide me nomma tous les vieux châteaux et les petits villages de l’Etschthal, ainsi que les hautes cimes des environs, tandis que j’étais assise sur l’herbe avec le gros chien couché près de moi. À ce moment, les cloches de toutes les églises sonnèrent midi. Le paysan ôta son chapeau, retira la pipe de sa bouche, et pria tout bas en faisant un signe de croix. Puis, quand les cloches eurent cessé de se faire entendre, il remit son chapeau, tira quelques bouffées de sa pipe, et me demanda si je n’avais pas faim. Je dus lui répondre oui, car j’étais trop épuisée pour me remettre en route. Sans dire un mot, il descendit à grands pas la pente au sommet de laquelle sont les ruines, et disparut.

Dix minutes après vint une jeune fillette qui m’apportait une écuelle de lait, du pain et un morceau de gâteau. Le garde avait demandé cela pour moi ; mais, ayant affaire dans la vigne, il ne pouvait pas revenir. L’enfant me remit le tout, et me laissa seule. Jamais collation ne me parut meilleure ; il faut l’avouer à ma honte, je mangeai tout et n’eus que l’écuelle vide à reporter à ces bonnes gens. Ce ne fut pas sans peine que je réussis à leur faire accepter quelques sous, peut-être le guide leur avait-il défendu de rien recevoir. Quant à lui, je ne l’ai pas revu, je ne sais pas même son nom.

N’est-ce pas là une véritable aventure, et ne dois-je pas marquer en rouge cette journée ?

Le 12.

L’hôtesse vient de m’apporter mon dîner, mais il peut bien se refroidir tranquillement. Je n’ai pas d’appétit, mon cœur bat trop fort de colère et d’impatience ; je suis à moitié morte d’avoir eu, trois