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pas moins bruni par le temps, ni moins élevé, ni moins incommode que ne l’était le sien. À la place de deux mauvaises gravures qui me déplaisaient, j’ai suspendu les portraits de mes parens. Maintenant il me semble que j’habite ici depuis des années. Mon père vient de m’envoyer mes livres ; il ne me manque plus rien. En même temps, j’ai reçu de lui une bonne lettre, telle que je l’attendais : d’excellens conseils sur la nécessité de se réconcilier avec l’inévitable, puis quelques lignes d’Ernest, qui est très content de sa pension et de ses nouveaux camarades, enfin… les complimens de ma belle-mère…, sur le papier du moins. Mon père les aura probablement ajoutés sans le lui dire. Je veux leur écrire ; mais comme je le ferais avec plus de plaisir si j’étais sûre que mes lettres seront bien remises à mon père !

Le 10.

Quelles drôles de gens il y a dans ce monde ! J’étais assise devant ma fenêtre, occupée à lire et jouissant de l’air du soir, qui conserve ici une douceur agréable plusieurs heures après que le soleil a disparu derrière la haute montagne de Marlinger, lorsque j’entendis frapper à ma porte. — Entrez ! — dis-je avec un certain effroi, car c’est si rare ! Aussitôt entre une petite dame toute ronde qui m’était inconnue. Se présentant avec beaucoup d’aisance, elle m’exprima chaleureusement le désir de pouvoir m’être utile. Elle m’avait vue au Wassermauer, où je ne suis cependant pas retournée depuis ma première promenade, et s’était sentie prise d’une vive sympathie pour moi, qui lui paraissais si malade, si seule au monde. Aussi s’était-elle promis de m’aborder la première fois qu’elle me rencontrerait pour m’offrir ses services.

— Savez-vous, ma chère, dit-elle, que j’ai cinquante-neuf ans, telle que vous me voyez, et que sauf dans mon enfance je n’ai jamais été malade ? Mes deux fils et mes trois filles jouissent d’une santé parfaite ; ils sont tous établis et déjà mariés. Or, de bonne heure, je contractai le goût de venir en aide aux pauvres gens qui ne sont pas aussi bien partagés que moi, de soigner les malades, d’assister les mourans. C’est, voyez-vous, une véritable passion chez moi. Mon digne mari m’appelait toujours la secoureuse brevetée. Vous ne sauriez imaginer une meilleure garde que moi. Je suis d’une génération qui ne savait pas ce que c’était que les nerfs ; cela ne me gêne pas du tout de passer dix nuits sans fermer l’œil. Je puis même assister à des opérations sans donner le moindre signe de faiblesse. Je viens justement d’accompagner ici près une de mes amies, qui n’ira pas loin. Quand la pauvre malheureuse sera morte, j’aurai plus de temps libre. Si donc vous avez besoin de conseil,