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mière promenade anéantie comme après une journée du travail le plus pénible. Non, je ne suis plus bonne qu’à recevoir le pain de la charité, et, s’il me paraît doux, on ne doit pas me le reprocher : c’est que peut-être je me contente plus facilement que beaucoup d’autres.

Et puis, si je ne peux plus être utile à personne, à qui suis-je à charge ? Mon petit héritage maternel me permet de vivre sans travailler ; ce ne sera pas long, car, je le sens, mes forces sont à bout, mon hiver dans le midi sera court.

Je ne retournerai pas dans l’allée des peupliers. Il m’est pénible de me trouver au milieu de ces élégans poitrinaires qui se promènent à pas lents, toussant et mangeant des raisins dont chaque grappe semble leur apporter un rayon d’espoir. Malgré le malheur commun qui devrait nous rapprocher, je ne sens pour eux nulle sympathie. Ceux même dont le visage exprime le plus complet découragement m’attirent moins encore. Je n’en ai pas rencontré un seul à qui j’eusse voulu parler de ma fermeté résignée et reconnaissante ; ils m’auraient prise pour une folle en proie à la fièvre.

Et pourtant il ne faut pas leur en vouloir. Peut-être craindrais-je plus la mort, si j’avais aimé davantage la vie.

Peu de personnes sont en état de comprendre quelle impression de calme et de grandeur cette magnifique nature produit sur une pauvre âme qui, pendant vingt-deux années, n’est jamais sortie de l’étroite enceinte d’une petite ville bourgeoise, monotone et cancanière. On voyage tant aujourd’hui ! Moi aussi, je serais sortie plus tôt de cette triste résidence, si la mort de ma mère ne m’avait pas imposé le devoir de la remplacer auprès d’Ernest. Maintenant cette merveilleuse vallée me semble un paradis, un vrai jardin de Dieu, et l’air que j’y respire est si pur, si vivifiant, qu’il donne en quelque sorte des ailes à mon âme. C’est dommage que mon corps ne s’en trouve pas mieux, ne puisse pas y puiser la force de monter sans trop de peine le petit escalier de la maison ; mais qu’ai-je besoin de sortir ? De ma fenêtre, la vue est splendide.

Mes hôtes sont très pauvres. Le mari travaille fort avant dans la nuit ; la femme est toujours surchargée d’ouvrage pour l’entretien de ses nombreux enfans ; leur habitation est sombre et peu comfortable. En arrivant ici, l’aspect de l’allée obscure, de la cour humide et sale, des paliers en désordre, m’oppressa tellement que je dus m’arrêter toutes les trois marches ; mais aussitôt que j’eus jeté un coup d’œil sur cette petite chambre et sur sa fenêtre, je sentis que là devait être ma dernière demeure ici-bas. Le vieux bureau, avec ses tiroirs et leurs poignées de laiton, ressemble tout à fait à celui qui était dans la chambre de ma mère chérie, et le fauteuil n’est