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LA PRINCESSE TARAKANOV.

ses gens à l’improviste, vendu ses chevaux, et qu’elle était partie pour l’Allemagne avec les deux barons et un seul domestique. Elle débarquait en effet quelques jours après à Francfort, où Marine et Rochefort l’avaient devancée, et s’établissait dans le premier hôtel de la ville. Mackay les suivait de près : une semaine ne s’était pas écoulée que Vantoers était arrêté de nouveau à la requête du résident de France, et M. de Marine sérieusement menacé. L’hôtelier, effrayé de cet esclandre et peu jaloux d’héberger tant de monde à ses dépens, mettait à la porte cette compagnie d’aventuriers, sans se soucier des plaintes que la dame allait, disait-elle, adresser aux représentans de la Russie à Vienne et à Berlin, ni prêter l’oreille aux raisonnemens du flegmatique intendant. La brillante princesse et ses amis allaient se trouver dans la situation la plus triste, lorsqu’un sauveur inattendu survint pour conjurer la catastrophe.

Philippe-Ferdinand, prince régnant de Limbourg, seigneur de Styrum, comte d’Oberstein, possesseur de plusieurs fiefs en Lorraine et ailleurs, n’en était pas plus riche malgré tous ces titres. Il avait hérité de la couronne à la place de son frère aîné, mort des suites d’un accident de chasse. Il descendait des comtes de Schauenbourg, et élevait en cette qualité des prétentions fort contestées aux duchés de Slesvig et de Holstein ; il était depuis quinze ans en négociation à ce sujet avec les cours de Saint-Pétersbourg et de Copenhague. Il soutenait en outre un procès des plus embrouillés contre le roi de Prusse. Comme la plupart des principicules allemands, il avait une cour soumise à une étiquette rigide, mais pas de courtisans ; il avait un chargé d’affaires à Paris et un autre à Vienne ; il tenait sur pied une armée de je ne sais combien d’hommes, dont il formait à lui seul tout l’état-major, car il était obligé de faire sur sa cour, sur ses représentans à l’étranger, sur son armée, de grandes économies, qu’il compensait du reste par la libéralité avec laquelle il distribuait les ordres dont il était le fondateur.

Dans sa principauté de deux lieues d’étendue dans tous les sens, il affectait les allures d’un souverain. Quoique catholique et même dévot jusqu’à la bigoterie, il craignait peu de scandaliser ses sujets, et il avait eu publiquement plusieurs favorites à l’imitation du roi Louis XV. Ignorant et crédule, il se piquait d’esprit, ce qui ajoutait quelques degrés de plus à sa sottise. Il apprit l’embarras dans lequel se trouvait la femme que son grand-maréchal du palais, Rochefort-Velcourt, voulait épouser ; ce récit piqua sa curiosité, et il se rendit à Francfort pour la voir. Elle s’apprêtait à quitter l’hôtel lorsque le prince de Limbourg se présenta. Sa beauté, l’air de majesté qui lui était naturel, son éloquence, firent sur lui la plus vive impression ; elle laissa tomber, comme en passant, quelques mots sur sa