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sent à n’être représenté qu’à moitié, de peur de ne l’être pas du tout, de peur aussi que l’adversaire ne le soit. Ainsi se forment ces majorités hybrides dont le seul lien n’est souvent qu’une haine commune, à laquelle on sacrifie pour un moment de moindres animosités. Ainsi se nomment ces députés bâtards, imposés à la plupart de leurs commettans comme une sorte de pis-aller par la nécessité d’exclure un ennemi commun.

La liberté de l’électeur est si bien gênée, annihilée par tous ces compromis, que plus d’un aime mieux renoncer à son droit que de l’exercer ainsi en esclave. Plutôt que d’abdiquer son libre arbitre, plutôt que de renier ses véritables sympathies et ses véritables opinions, il se tient à l’écart et se résigne à se passer de mandataire. Le nombre des abstentionistes, il faut bien qu’on le sache, va croissant tous les jours. Certes, parmi ceux-ci, bon nombre n’obéissent à d’autres sentimens qu’à une paresse et une indifférence coupables ; mais combien sont découragés aussi par l’impossibilité évidente de triompher avec leurs propres forces ! Combien sont retenus par la nécessité de tendre la main à d’autres partis et d’acheter, au prix de capitulations de conscience et de concessions répugnantes, un triomphe incomplet et souvent dangereux ! Ainsi cette loi électorale qui proclame si haut le suffrage universel, cette loi dont le but suprême est d’appeler au vote tous les citoyens, cette loi repousse loin des urnes les plus honnêtes et les plus sages d’entre les électeurs : les plus honnêtes, parce qu’ils refusent de mutiler leur conviction et de trafiquer de leurs suffrages ; les plus sages, parce qu’à ces transactions si souvent immorales qu’on appelle des coalitions, on ne gagne que de se sacrifier, et, qu’on nous passe le mot, de tirer les marrons du feu pour un plus fort ou un plus habile.

Encore si, au prix de tant d’injustices et de dangers, l’on obtenait le résultat désiré, le gouvernement du pays par la majorité des citoyens ! mais, dernière et non moins grave conséquence, le système actuel n’assure même pas le triomphe du principe sur lequel il repose. La souveraineté de la majorité n’est en somme qu’une étiquette trompeuse, sous laquelle on ne peut chercher avec certitude ni l’élection du député par la majorité réelle des électeurs, ni le gouvernement du pays par la majorité réelle des citoyens. Aux termes de la loi, 35,000 électeurs ont droit à un député (nous ne parlons même pas des circonscriptions où ce chiffre légal est dépassé de 5,000 ou 10,000 unités). Sur ces 35,000 inscrits, il n’en vient guère au scrutin que 20,000 ou 25,000, 30,000 au maximum. Soyons larges, prenons ce dernier chiffre, bien que sans aucun doute la moyenne soit plutôt en-deçà qu’au-delà. Voilà donc 30,000 votans. Le candidat passe à une majorité de 2,000, de