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décide, non pas comment chaque citoyen usera de son droit de représentation, mais bien quels citoyens auront licence de profiter de ce droit. Erreur flagrante à nos yeux, dont nous allons retracer rapidement les conséquences.

Nous ferons remarquer d’abord que le système actuel est injuste. Ne prive-t-il pas violemment de leur droit un nombre indéfini de citoyens ? 35,000 électeurs, — c’est le chiffre légal aujourd’hui dans chaque collège, — sont appelés à nommer un député : que 17,501 votans soient d’accord, et les 17,499 autres sont exclus de la représentation. Leur droit n’est pas primé par celui du plus grand nombre, il est anéanti. Ces 17,499 malheureux sont jusqu’aux élections prochaines frustrés de leur participation légitime à la conduite des affaires publiques. Ils sont comme s’ils n’existaient pas ; faute de deux unités, ils égalent zéro. Nous mettons les choses au pire ? Soit ; mais d’abord l’hypothèse de ce partage presque égal des voix n’a rien d’impossible, l’expérience l’a prouvé. Et puis le résultat est-il plus équitable, s’il s’agit de 15,000 contre 20,000, même de 10,000 contre 25,000 ? La raison, la justice et le droit en sont-ils moins violés ?

Ce système est en outre dangereux pour la paix publique : il excite les citoyens à la haine les uns des autres. Grâce à lui, au jour du scrutin, le pays se divise en deux camps qui se traitent en ennemis plutôt qu’en concitoyens. L’élection est une bataille où il faut qu’il y ait un vainqueur et un vaincu, et que ce vaincu soit terrassé, étouffé, réduit à néant. Il ne s’agit pas d’exercer son droit, il s’agit d’exclure le droit des autres. Il ne s’agit pas d’être représenté soi-même, il s’agit d’empêcher les autres de l’être. Il ne s’agit pas enfin de vivre seulement, il s’agit de tuer l’adversaire. Aussi que d’efforts ardens, que d’animosités, que de combats, que de violences, que de haines ! que d’atteintes mortelles au sentiment patriotique et vraiment national ! et aussi que d’atteintes à la liberté de l’électeur !

C’est là en effet une troisième conséquence non moins inévitable, non moins fatale que les premières : l’électeur n’est pas libre de son vote. Il va sans dire qu’ici nous ne faisons allusion à aucune espèce de manœuvres extérieures. Nous prenons l’électeur indépendant, dégagé de toute pression, de toute corruption. Eh bien ! cet électeur n’est souvent pas libre de voter comme il lui plaît. Le bulletin qu’il met dans l’urne n’est qu’un chiffon de papier, s’il ne fait pas partie des plus gros bataillons. Il faut donc à tout prix être avec la majorité. De là les concessions, les compromis, les coalitions. Le malheureux électeur renonce à choisir le candidat qui lui convient pour accepter celui qui a le plus de chances. Il nomme, non pas celui qui lui plaît le plus, mais celui qui lui déplaît le moins. Il con-