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auxquels il est donné, sans aller aussi loin, de combattre au milieu des soldats de leur pays.

Notre camp, dans la redoute de Supángan, ne manque pas de pittoresque. Dès le matin, les soldats commencent la récolte des noix de coco. On est en pays ennemi, inutile de S3 donner la peine de grimper aux arbres; on les abat. Les hommes en font un vrai ravage; le fracas de chaque cocotier qui tombe est suivi de cris de triomphe, et les trente ou quarante fruits qu’il porte sont enlevés en un instant. Les noix vertes, dont la coque n’est pas encore formée, sont celles qu’on recherche pour leur eau; en deux coups de bolo, l’indien en fait tomber la partie supérieure, et l’on boit dans la noix comme dans un gobelet. L’épaisseur de la pulpe maintient l’eau toujours fraîche; par cette température et dans ces marécages, c’est une boisson inappréciable. Le cocotier nous fournit aussi un dessert, le cœur du bouquet de branches ; il est blanc, tendre, et a un goût d’amande des plus fins.

De nuit, les sombres formes des forêts qui nous entourent prennent un aspect imposant; çà et là certains arbres, couverts d’innombrables lucioles, brillent dans l’obscurité comme des masses de feu. De la forêt s’échappe un murmure indistinct et continu, interrompu seulement par les voix rauques et étranges des sentinelles indiennes qui se renvoient de temps à autre le cri d’alerta.

Notre principal aliment est la morisqueta, à laquelle on ajoute, quand on le peut, une poule rapportée par quelques maraudeurs. Quand ceux-ci ne rapportent rien, les officiers ne se font pas faute d’aller eux-mêmes en quête. On part en troupe et armés, les uns d’un revolver, las autres d’une carabine; on s’ouvre comme on peut un chemin dans le fourré, on franchit les canaux sur des ponts naturels formés par les branches ou les arbres tombés, et l’on finit par rencontrer des habitations. A la vue des armes à feu, les Mores produisent bien vite les rubans rouge et jaune; on parlemente, et si l’on ne trouve pas de poules, on rapporte un chevreau. Hier nous eussions été attaqués dans le bois, aujourd’hui nous sommes les maîtres.

Toutes les troupes sont rentrées le 11 à Cotabato. On s’était proposé une razzia, elle a pleinement réussi; mais en présence de ce succès il est permis de se demander pendant combien de temps peuvent se faire sentir les effets d’expéditions de cette sorte, quels fruits elles peuvent porter pour l’avenir, et s’il n’y aurait pas avantage à renoncer à ce système de guerre. Depuis trop longtemps déjà l’on se bat sans gagner un pouce de terrain. Il y a près d’un siècle et demi qu’un chroniqueur espagnol s’écriait en racontant la longue série de combats soutenus par l’Espagne à Mindanao : « Tout