Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 87.djvu/364

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

travaillent chez eux jusqu’à une heure avancée de la nuit, longtemps après que leur porte est fermée. Leurs boutiques sont toujours propres et bien rangées ; mais il est pénible de voir une douzaine de ces malheureux s’entasser dans de petits réduits sans ventilation où ils peuvent à peine se retourner. Économes, laborieux, actifs, prompts à saisir les occasions, d’une finesse extrême sous le masque le plus niais, ils ont pour le négoce toutes les qualités qui manquent à l’Indien. Aussi le marchand indigène ne peut-il tenir à côté du marchand chinois, et presque tout le petit commerce est entre les mains de ces derniers.

Outre la classe marchande, la population chinoise comprend encore cette nombreuse classe ouvrière à laquelle on donne dans tout l’Orient le nom indoustani de coolies. Seuls ils se livrent aux Philippines à de rudes travaux corporels, seuls ils exercent les plus fatigans métiers, par tout temps, à toute heure. La population chinoise de Manille est très considérable[1], elle forme comme un petit état dans la ville. Ils ont leur théâtre, leurs fumoirs d’opium et une municipalité de leur nation organisée sur le modèle de celles des villages indiens et élue par eux, à la condition que tous les élus seront chrétiens. Cette condition toutefois est illusoire. Le Chinois professera le christianisme, si son intérêt matériel l’exige, et le reniera quand il le trouvera commode. Il épousera une femme du pays en arrivant, et ne se fera aucun scrupule de la quitter quand il aura amassé assez de fortune pour retourner en Chine.

Dès les premiers temps de la conquête espagnole, les Chinois ont joué un rôle dans l’histoire des Philippines. En 1572, Miguel Lopez de Legaspi s’établissait à Manille, et dès 1574 le pirate Li-ma-Hong venait, avec cent jonques, donner à la nouvelle conquête de l’Espagne un assaut infructueux. Depuis cette époque, les Chinois n’ont cessé de venir en grand nombre se fixer aux Philippines. Deux fois, au XVIIe siècle, ceux de Manille se soulevèrent et essayèrent de s’emparer de la ville, et deux fois il en fut fait un grand massacre. Les historiens espagnols ne disent pas quel fut le motif de ces soulèvemens. Il est peut-être permis de supposer que les vexations de l’autorité n’y étaient pas étrangères, car aujourd’hui encore les Chinois sont peu généreusement traités. Tout Chinois n’entre dans l’archipel et n’en sort qu’en vertu d’une permission spéciale ; il est, dès son entrée, enregistré sous un numéro et tenu de payer un impôt qui varie suivant qu’il se consacre au commerce ou à l’agriculture, et qui, pour le commerçant, équivaut à près de six fois le

  1. Des négocians (5trangers m’ont affirmé qu’elle s’élève à 50,000 âmes ; le budget et autres données officielles ne la portent qu’à 14,000.