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se dérouler une longue allée bordée de grands arbres ; c’est la Calzada, la promenade publique. Là, par les belles soirées de la saison chaude, tout Manille, échappant à l’atmosphère étouffante des rues, vient se grouper autour de la musique de quelque régiment indigène, ou chercher un peu de fraîcheur dans le voisinage de la mer. Les calèches vont et viennent, les petits chevaux tagals luttent de vitesse; chacun veut trouver dans la rapidité de la course une brise artificielle moins molle que la tiède brise du soir; mais si le rivage est animé, la rade ne l’est guère. Hormis les barques amarrées au quai du Pásig, on ne voit que fort peu de bâtimens mouillés devant Manille. Le commerce des Philippines est encore dans l’enfance, et il n’y a pas lieu de s’en étonner quand on voit combien d’entraves en ont toujours arrêté le développement.

Du haut des remparts de Manille, on embrasse toute l’étendue de la ville, et l’on se rend compte de sa physionomie. Ces fortifications massives à revétemens de pierre, ces grandes églises, ces couvens ont un air d’antiquité européenne qu’on ne voit nulle part dans l’extrême Orient, et qu’on est presque surpris d’y rencontrer. Dans la ville de guerre comme dans les faubourgs, on retrouve à chaque pas les traces du tremblement de terre du 3 juin 1863, l’un des plus terribles qui aient remué cette terre volcanique. Les belles églises de Santa-Cruz et de Binondo sont, l’une fort endommagée, l’autre entièrement détruite; plus d’un couvent, plus d’une église sont ou ruinés ou ébranlés dans leurs fondemens; le grand pont de pierre sur le Pásig est rompu et remplacé par un pont de bateaux; la douane, la grande manufacture de tabac, les plus beaux édifices sont tombés. Sur trois côtés de la plus belle place de Manille s’élevaient autrefois la cathédrale, grandiose comme les cathédrales d’Espagne, le palais des capitaines-généraux et l’hôtel de ville. Aujourd’hui ce sont trois monceaux de ruines sur lesquelles poussent çà et là des arbustes. En parcourant Manille trois ans après l’événement, je m’étonnais de voir qu’on n’eût pas essayé de relever ces ruines, qu’on n’en eût même pas remué les débris. « L’argent manque, » me répondait-on en haussant les épaules.

J’avais été témoin en Espagne de l’émotion produite par le tremblement de terre de Manille, et il m’était resté l’impression que la métropole avait beaucoup fait alors pour sa colonie. Les souscriptions particulières avaient atteint un chiffre assez élevé; un décret royal avait ouvert un crédit de 2 millions de piastres. à semble, à première vue, que cela aurait dû suffire avec les ressources de l’archipel pour relever au moins quelques-unes des principales ruines; mais les Philippines étaient alors hors d’état de se secourir elles-mêmes, car le budget de la colonie présentait un déficit à la fin